La Divination

La divination a une place importante dans le chamanisme . Les spécialistes de ce domaine se plaisent à en distinguer deux aspects. D'un côté, le chamane yakoute reçoit au cours de son initiation le don de voyance, qui ne se manisfeste qu'au cours de la séance chamanique; de l'autre, le feu des yeux lui permet de voir très loin, jusqu'à 30 verstes.

Voir à plus de trente verstes est une formule traditionnelle en Sibérie pour exprimer la clairvoyance. Un chamane doué de clairvoyance peut être repéré de loin par un autre chamane ou constituer un danger mortel pour un profane. Ce don lui permet de trouver le gibier dans la surnature ou bien de retrouver un objet perdu, de déterminer quel esprit a capturé une âme.

 Ajoutons que le chamane esquimau détient ses pouvoirs grâce à une expérience mystique appelée qaumanek. Il s'agit d'une lumière mystérieuse que le chaman sent soudainement dans son corps, à l'intérieur de sa tête, au coeur même du cerveau, un inexplicable phare, un feu lumineux qui le rend capable de voir des choses et des événements futurs cachés aux autres humains; il peut de la sorte connaître aussi bien l'avenir que les secrets des autres.

Lorsqu'il la ressent pour la première fois, le candidat chamane a l'impression que c'est comme si la cabane dans laquelle il se trouve s'élevait tout à coup; il voit bien loin devant lui, à travers les montagnes, exactement comme si la terre était une grande plaine, et ses yeux touchent aux confins de la terre. Rien n'est plus caché devant lui. Non seulement il est à même de voir très loin, mais il peut également découvrir les âmes volées, qu'elles soient gardées, cachées dans d'étranges régions lointaines, ou qu'elles aient été emportées en haut ou en bas dans les pays des morts .

Le chamane a aussi la faculté de comprendre le langage des animaux.
La séance chamanique, ou kamlenie , se déroule sous le signe de l'extra-lucidité, l'obscurité règne dans la tente. Le chamane a les yeux fermés ou, parfois même, porte un bandeau de métal laissant tomber sur le visage un morceau de tissu qui symbolise la cécité du chamane aux choses de ce monde . Ainsi il pénètre mieux dans l'autre monde. Cette faculté sert à guérir les maladies causées par un esprit ou le vol de l'âme, à conduire les âmes des morts dans l'au-delà.

La divination proprement dite n'est pas seulement une activité annexe dans la séance. Elle se pratique par la manipulation d'objets. Le chamane augurera de l'issue de la maladie en lançant en l'air le battoir de son tambour. Celui-ci doit retomber du côté heureux, c'est-à-dire sur la face convexe.

Ce mode de divination à pile ou face peut être effectué à partir d'autres objets : cuiller, bol, etc..., qui ont un bon et un mauvais côté. L'objet est lancé et, en cas d'échec, de réponse négative, le procédé est recommencé jusqu'au moment où on obtient une réponse favorable. L'objectif n'est pas de connaître mais de faire être, de faire devenir favorable le futur, trouvable le caché, manipulable l'inconnu. Dans son jeu sur l'aléatoire, ce type de divination consiste à influer sur cet aléatoire et non de s'en remettre à lui; si la disposition du support matériel est toujours tenue pour l'expression de la décision des esprits, celle-ci est censée leur être imposée par le chamane, alors que, dans d'autres formes divinatoires, elle s'impose en tant que telle au devin, chargé de la faire connaître mais non responsable de son contenu.

La divination chamanique fait donc partie de la gestion de l'aléatoire, en même temps que la négociation des âmes avec le Seigneur des animaux. Elle constitue un moyen d'action et non la révélation d'un ordre pré-établi comme dans le monde grec. Ce qui peut rapprocher le chamane de Tirésias est moins son mode divinatoire que son rapport au désordre.

Le chamane manipule le destin, l'arrange à son avantage ou à celui de son groupe. Tirésias révèle le désordre, la confusion qui existe, par exemple, entre les générations ou bien entre les morts laissés à la surface de la terre et les vivants enterrés dans ses entrailles. Il a pour mission d'indiquer ces désordres mais il ne peut agir sur les arrêts du destin et la punition divine. Les conceptions grecque et chamanique du monde et du destin sont opposées sur ce point.

Mais il est intéressant de remarquer que là où on a un univers qui n'a pas vraiment été créé, qui est sans cesse soumis au hasard, on développe une façon de gérer l'aléatoire alors que là où on a une cosmogonie qui met en place chaque élément et donne une ordonnance au monde, on cherche à indiquer le désordre qui se rapproche du chaos et constitue un danger pour la création.

L'aléatoire des ressources est propre aux sociétés de chasseurs-cueilleurs qui développent une idéologique de type chamanique. Dans des sociétés plus complexes, l'aléatoire fait place à la tension entre l'ordre établi et le désordre qui risque de s'y immiscer à tout moment. Le chamanisme ne se maintient pas comme idéologie centrale dans de telles sociétés, mais devient une pratique marginalisée qui s'occupe encore de l'aléatoire là où il se trouve: amour, travail, fortune, etc... Il y a donc une certaine équivalence dans les fonctions du chamane et de Tirésias, les différences étant dues aux idéologies dans lesquelles ils évoluent.

La cécité du chamame est intéressante. Elle n'a pas un rôle divinatoire mais, en lui enlevant la vision commune, elle lui permet de travailler dans l'autre monde. Il s'unit à un esprit auxiliaire et opère une fusion avec lui, devient un être ambigu, mi-homme mi-esprit, une hiérophanie, dirait Eliade.

Celle de Tirésias est aussi liée à ses contacts avec les puissances redoutables que constituent les dieux, Zeus et Héra ou Athéna. C'est en les voyant ou en leur donnant une réponse qui ne correspond pas à leur attente que Tirésias est aveuglé. Le don de divination suit dans un second temps. On peut découper le phénomène de la façon suivante : la cécité fait de Tirésias un être qui a accès à un autre monde, et qui par là, acquiert une connaissance d'une nature particulière. Le don de divination constitue une tranmission de son savoir atemporel, révélant à la fois le passé, le futur et le présent. Ses prophéties sont en quelque sorte la sécularisation de ses connaissances.

On constate une distinction identique chez un voyant contemporain dont le cas a été étudié par une équipe d'anthropologues et de psychologues. Georges de Bellerive, le voyant en question, a deux modes de connaissance: une connaissance affective et sensitive qu'il obtient en entrant en contact avec le consultant, à travers une transe, et une connaissance logique, analytique qui lui permet de communiquer ses visions.

En conclusion, on peut dire que ce point rapproche les chamanes de Tirésias. La cécité et la clairvoyance sont distinguées et liées dans les deux cas. La divination, présente aussi dans les deux domaines de comparaison, s'exerce cependant selon des orientations différentes qui dépendent des visions du monde. Il reste à voir maintenant les liens qui peuvent exister entre la bisexualité et la sphère de la divination et de la clairvoyance, puisque les deux types de personnages que nous étudions cumulent ces caractéristiques.



29/01/2006
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