Le démon en butte aux inquisiteurs

Pour faire face à la contestation religieuse qui grandit durant le XIIe siècle, l'Eglise dénonce la marque du diable. Elle recourt alors à une justice d'exception afin de faire avouer les accusés.

Par Laurent Vissière

Dès les premiers temps du christianisme, les fidèles ont conscience de participer à un gigantesque combat, qui a commencé avant la création de l'Homme et qui ne s'achèvera qu'avec l'avènement de la Jérusalem céleste. Si Dieu et ses anges habitent « au plus haut des Cieux », les démons occupent, quant à eux, les espaces intermédiaires du Ciel, juste au-dessus de la Terre, et ils disposent de grands pouvoirs de nuisance. Ils détraquent le temps et peuvent gâter les récoltes par la pluie, le vent ou la sécheresse ; ils envoient sur les hommes et le bétail maladies et fléaux. Mais surtout, ils arrivent à séduire l'esprit humain : schismes et hérésies, qui divisent l'Eglise primitive, apparaissent bien comme des méfaits du démon - le diable est celui qui divise. Pour autant, les chrétiens ne vivent pas dans la terreur, car ils mènent un combat gagné d'avance. L'Apocalypse de Jean annonce clairement le triomphe du Christ. Et si le diable, par hasard, se fait trop pressant, un simple signe de croix ou une prière permet de l'exorciser.

L'Eglise condamne naturellement magiciens et sorciers qui trafiquent avec le démon dans l'espoir d'acquérir la puissance, la fortune ou une science supérieure ; mais dans les faits, elle ne les pourchasse guère. Invoquer le diable ne signifie d'ailleurs pas qu'on l'adore ou qu'on pactise avec lui. Bien au contraire, c'est au nom de Dieu et des saints que les magiciens appellent les esprits et les contraignent à l'obéissance. Cette magie, dite rituelle ou cérémonielle, suppose un haut niveau d'instruction, que seuls des clercs possèdent. Et les papes eux-mêmes, durant tout le Moyen Age, ont souvent entretenu à leur cour astrologues et alchimistes.

Cela dit, la magie n'est pas toujours prise au sérieux. Sans nier l'action du diable ici-bas, les théologiens s'interrogent sur la réalité des phénomènes maléfiques. Un texte juridique aussi important que le canon Episcopi , au Xe siècle, présente comme de simples illusions les voyages nocturnes des sorciers ou leurs métamorphoses : sous l'emprise des démons, un esprit faible peut croire avoir reçu des pouvoirs surnaturels, mais en réalité, il n'en est rien. Et si l'Eglise entend combattre la superstition, elle ne lui accorde pas pour autant une importance démesurée.

Le diable n'en fait pas moins sentir sa présence. Les auteurs religieux affirment qu'il fréquente assidûment les monastères. Raoul Glaber, un moine écrivain du XIe siècle, l'a ainsi rencontré à plusieurs reprises ; c'était, dit-il, « une espèce de nain horrible à voir [...], avec un cou grêle, un visage émacié, des yeux très noirs [...], une barbe de bouc, les oreilles velues et effilées, les cheveux hérissés, des dents de chien, le crâne en pointe, la poitrine enflée, le dos bossu, les fesses frémissantes [...]. » Un siècle après, Richalmus, abbé de Schönthal, possède l'étrange don de voir et d'entendre les minuscules démons qui l'entourent. Aussi denses que les grains de poussière dans un rayon de soleil, ils ne rêvent que de troubler le service divin - la voix enrouée du chantre, les flatulences de l'abbé ou l'assoupissement des moines aux offices -, tout est leur oeuvre.

Le Malin n'est pas toujours le pauvre diable volontiers ridiculisé dans les fabliaux du Moyen Age, il reste aussi l'Ennemi par excellence, et la place qu'il occupe dans les esprits tend à se renforcer à partir du XIe siècle, tandis que des mouvements hérétiques commencent à troubler l'Europe occidentale. C'est à Orléans, en 1022, que pour la première fois se manifeste une secte hérétique dans le royaume de France. Une dizaine de chanoines lettrés remettent publiquement en cause certains dogmes tels que la Trinité ou les peines éternelles. Ils proposent une lecture très personnelle des textes sacrés, et n'ont pas peur d'affronter le bûcher. Le chroniqueur Adhémar de Chabannes, qui ne s'intéresse guère au débat théologique, dénonce violemment la marque de Satan. Les hérétiques, d'après lui, « adoraient le diable d'abord sous la forme d'un nègre, puis sous celle d'un ange de Lumière » ; lors d'orgies nocturnes, ils lui sacrifient des bébés, et mélangent ensuite la cendre des enfants brûlés au pain qu'ils partagent. Accusations ridicules. Pour l'heure, l'affaire reste exceptionnelle, mais la contestation religieuse grandit durant le XIIe siècle. Pendant que le catharisme se répand dans le Languedoc, la secte des Pauvres de Lyon, ou vaudois, essaime dans l'est du royaume (lire p. 16) . L'Eglise prend peur : pour soutenir l'effort de la croisade albigeoise, le concile de Latran IV, en 1215, favorise une procédure expéditive contre les hérétiques et les condamne à la peine de mort. De cette violente réaction naît l'Inquisition elle-même. Il s'agit d'une justice d'exception, supérieure à toute autre juridiction, laïque ou religieuse. Une justice redoutable, car l'accusé n'a pratiquement aucun moyen de défense devant ses juges, qui peuvent le torturer à volonté pour extorquer des aveux. Mais cette institution a-t-elle pour mission de pourchasser les sorciers ? Durant trois siècles, la question va être âprement débattue.

Dans un premier temps, Grégoire IX (1227-1241) se positionne nettement en faveur de l'Inquisition, à ses yeux la meilleure arme de l'Eglise. Il est d'ailleurs horrifié par les rapports qu'il reçoit de son inquisiteur en Germanie, Conrad de Marburg (lire encadré) . Et c'est sur la foi de ce dernier qu'il fulmine, en 1233, l'extraordinaire bulle Vox in Rama . Pour la première fois, un pape décrit le sabbat des sorciers, l'orgie sexuelle et les apparitions de Lucifer sous la forme d'un crapaud géant, d'une oie, d'un canard ou encore d'un homme étrangement pâle ; les sorciers lui baisent l'anus et la bouche pour mieux renier Dieu.

La portée de ce texte est immense, car il diabolise nettement l'hérésie, et surtout, il investit de toute l'autorité pontificale des contes à dormir debout. Les excès manifestes de Conrad de Marburg expliquent peut-être la relative prudence des papes suivants. En 1258, Alexandre IV déclare que les délits magiques ne relèvent pas de l'Inquisition, sauf s'ils sentent manifestement l'hérésie. Et de fait, on ne parle plus guère d'affaires sataniques pendant un demi-siècle.

Quand l'offensive contre le démon reprend, au tout début du XIVe siècle, elle ne provient d'ailleurs pas de l'Inquisition, ni même de l'Eglise, car la diablerie est devenue une redoutable arme politique, forgée par les légistes de Philippe le Bel. En 1303, dans un contexte de crise aiguë, alors que le pape Boniface VIII se prépare à l'excommunier, le roi demande à son âme damnée, Guillaume de Nogaret, de contre-attaquer. On songe à convoquer un concile qui jugerait le pape, et Nogaret monte une expédition pour capturer Boniface VIII dans sa résidence d'été d'Anagni. L'affaire échoue, mais le pape meurt peu après les mauvais traitements qu'il a subis. Face au scandale, le roi et Nogaret n'ont d'autre solution pour se blanchir que de persévérer et d'engager contre Boniface VIII un procès posthume en hérésie. L'opinion publique apprend avec effarement que le saint-père gouvernait l'Eglise assisté par tout un conseil de démons, et qu'il avait, emprisonné dans son anneau pastoral, un esprit familier, appelé également Boniface.

A la même époque, on instruit à la cour de France le procès de l'évêque de Troyes, Guichard. Ce personnage d'origine modeste a connu une ascension foudroyante grâce à la protection de la reine Jeanne ; mais son arrogance et ses prévarications lui valent bien des ennemis, et dans le procès qu'on lui intente, en 1302, se mêlent des accusations de sorcellerie. L'évêque se disculpe une première fois, en versant une amende, mais ses ennemis ne désarment pas. Et, en 1308, un ermite champenois vient déclarer à la cour que Guichard, toujours diabolique, est directement responsable du décès brutal de la reine, trois ans plus tôt. L'enquête montre que l'évêque dispose d'un démon familier, qu'il fabrique des figurines de cire pour envoûter la famille royale, et qu'en plus, il n'est pas le fils de son père, mais d'un démon incube...

Le procès des Templiers constitue sans doute le grand oeuvre de Nogaret. Entre autres fantaisies démoniaques, les chevaliers du Temple auraient adoré une idole monstrueuse, appelée le Baphomet, baisé l'anus d'un chat noir et renié le Christ en crachant sur la Croix.

Ces procès, qui portent tous trois la patte de Nogaret, n'ont sans doute pas totalement convaincu les contemporains, mais ils donnent un ton nouveau à la politique française. Et si l'Inquisition est battue sur son propre terrain, l'Eglise est ébranlée par des révélations qui sapent son autorité. C'est peu après que Jean XXII (1316-1334), un pape français établi en Avignon, reprend le dossier de Satan et de ses émules. Dès son avènement, il déjoue un complot, peut-être imaginaire, qu'aurait fomenté le vieil évêque de Cahors. De fait, sous la torture, celui-ci avoue avoir voulu l'envoûter. Jean XXII édicte toute une série de règles strictes interdisant aux ecclésiastiques de pratiquer les arts occultes, et quelques affaires spectaculaires viennent bientôt illustrer la fermeté nouvelle de l'Eglise en ce domaine.

En 1323, à Château-Landon, près de Paris, l'attention des autorités est alertée par le manège curieux de chiens qui grattent frénétiquement la terre d'un carrefour. En creusant, on découvre, dans une boîte, un chat noir et du pain humecté d'eau bénite. L'enquête montre que l'abbé de Sarcelles avait fait appel à un magicien, Jean de Persan, pour retrouver un trésor volé. Le chat, nourri de substances consacrées, devait demeurer trois jours dans sa boîte ; puis, avec sa peau, le magicien pensait confectionner des lanières et s'en servir pour tracer un cercle magique, d'où il pourrait invoquer le démon Bérith. Jean de Persan monte au bûcher, et l'abbé, révoqué, se voit condamner à la prison à vie.

La même année, l'inquisiteur de Carcassonne envoie en prison Pierre Recordi, un carme lubrique qui évoquait Satan pour séduire les femmes. Sous peine d'être tourmentées par le démon, celles qu'il convoitait devaient céder à ses ardeurs. Pour remercier le diable de son aide, il lui sacrifiait ensuite... un papillon. En 1326, à Agen, c'est un chanoine sorcier qui est poursuivi. On venait d'arrêter deux de ses serviteurs qui volaient, au gibet de la ville, des crânes de pendus - des ingrédients bien utiles pour certaines préparations magiques.

De telles affaires incitent Jean XXII à fulminer, en 1326 ou 1327, la bulle Super illius Specula , qui affirme la réalité de la magie et donne toute latitude à l'Inquisition pour traquer les sorciers. Mais comment procéder ? Dans son célèbre Manuel de l'Inquisiteur , le dominicain Bernard Gui (v. 1261-1331) utilise les mêmes méthodes pour les hérétiques et les sorciers : intimidation et torture. Mais son collègue aragonais, Nicolas Eymerich (v. 1320-1399), reconnaît que la torture n'est pas très efficace : de manière générale, « il y a des hommes faibles qui à la première douleur avouent même les crimes qu'ils n'ont pas commis, et d'autres vigoureux et opiniâtres qui supportent les plus grands tourments ». Mais surtout, les magiciens « emploient pour leurs maléfices des passages de l'Ecriture qu'ils écrivent d'une manière étrange sur du parchemin vierge ; ils y mêlent des noms d'anges qu'on ne connaît pas, des cercles, des caractères singuliers et portent ces caractères sur quelque endroit caché de leur corps ». Eymerich ne connaît pas encore « de remèdes bien sûrs contre ces sortilèges », mais de toute façon, il convient de dépouiller les suspects. Le corps nu et entièrement rasé, ils répondent mieux aux questions.

Dès le XIVe siècle, la justice royale et le Parlement de Paris rognent méthodiquement les prérogatives des tribunaux ecclésiastiques et de l'Inquisition. Les juges laïques, qui jusque-là laissaient le diable en paix, se mettent alors à traquer ses sectateurs. En 1390, le tribunal du Châtelet à Paris juge ainsi le cas de Marion L'Estalée, une jeune fille « de folle vie » (une prostituée) qui a demandé à une vieille sorcière de faire revenir son amant, qui doit se marier. La sorcière n'arrive point à empêcher le mariage, mais sa magie semble assez puissante pour rendre malade le jeune couple. La justice royale arrête Marion et sa sorcière. Sous la torture, elles avouent avoir conjuré un démon, pareil à ceux qu'on voit dans les Mystères ... Elles finissent au bûcher.

En 1440, le procès de Gilles de Rais défraye encore la chronique. Sans même subir la question, l'ancien connétable de France reconnaît avoir pratiqué tous les arts interdits, notamment l'alchimie. Et pour accéder aux secrets de la pierre philosophale, il a voulu invoquer un démon en lui sacrifiant des enfants. En vain, d'ailleurs. S'étant repenti et confessé, il meurt néanmoins réconcilié avec l'Eglise.

En réalité, durant tout le Moyen Age, la démonolâtrie n'a jamais été efficacement combattue, ni par l'Eglise ni par les justices laïques. Quelques affaires spectaculaires ne doivent pas masquer cette relative indifférence des autorités. Mais au cours du XVe siècle, le climat intellectuel change en Europe. Dans un contexte d'angoisse, puis de crise religieuse, on commence à avoir vraiment peur du diable, et de ses auxiliaires féminins. Pour éradiquer le mal, on se met à chasser la sorcière.



03/03/2006
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 44 autres membres