Le marteau des sorcières
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Dès les années 1320 et le pontificat de Jean XXII, l'Eglise prend très au sérieux la démonologie, et des auteurs en nombre croissant s'intéressent à la sorcellerie, notamment en Alsace et dans toute l'aire rhénane. C'est à Strasbourg qu'est imprimé pour la première fois, en 1467, un tel traité - La Forteresse de la foi d'Alphonse de Spina - bientôt suivi par le Formicarius (la « Fourmilière ») de Jean Nider, édité à Cologne, en 1475. Deux textes qui, avant d'être imprimés, circulaient sous forme manuscrite.
Le Marteau des sorcières de Springer et Institoris est, quant à lui, directement écrit pour l'imprimerie, car ses auteurs se veulent des hommes de progrès et, pour lutter contre Satan, utilisent des techniques de pointe. Un texte manuscrit peut toucher quelques dizaines, quelques centaines de personnes, mais l'imprimerie diffuse le même ouvrage à des milliers d'exemplaires. Or le Malleus maleficarum ou Marteau des sorcières est bien un texte de combat. Il reprend et adapte le titre d'un ouvrage antérieur peu connu, le Flagellum Maleficorum ou Fouet des sorciers de Pierre Mamor, paru en 1462, et imprimé en 1490. Dans les deux cas, il s'agit de produire une arme, fouet ou marteau, contre la sorcellerie... Mais en trente ans, le mal s'est précisé : on ne lutte plus tant contre les sorciers en général que contre les sorcières.
L'ouvrage est signé par deux personnages bien différents. Jakob Sprenger (v. 1436-v. 1495), prieur du couvent dominicain de Cologne, est un homme remarquablement instruit, docteur en théologie et professeur à la faculté de Cologne. Curieusement, bien qu'il ait eu le titre d'inquisiteur dans la vallée du Rhin, il ne semble pas avoir joué un rôle très actif dans la traque des hérétiques et des sorciers. Tout autre s'avère Heinrich Institoris (v. 1430-v. 1505).
Ce dominicain de Sélestat fait beaucoup parler de lui : inquisiteur implacable, il se heurte souvent à ses confrères et aux autorités locales qui n'aiment guère qu'on empiète sur leurs prérogatives. C'est ainsi qu'en 1485, l'évêque d'Innsbruck décide de libérer des geôles de sa ville une cinquantaine de soi-disant sorcières, emprisonnées sur l'ordre d'Institoris.
L'inquisiteur cependant sait se faire entendre en haut lieu : il semble avoir inspiré au pape Innocent VIII la bulle Summis desiderantes affectibus , datée de 1484, qui relance la chasse aux sorciers. Et l'année suivante, l'affaire peu glorieuse d'Innsbruck pourrait bien motiver la rédaction du Marteau des sorcières . Car Institoris sent le besoin de justifier son action. De fait, Sprenger ne paraît pas avoir vraiment participé à la rédaction, et son nom respectable sert plutôt de caution religieuse et morale à l'ouvrage. On ignore ce que devint Institoris : envoyé par le pape combattre les hérétiques de Bohême-Moravie, il disparaît du côté d'Olomutz, vers 1505.
Véritable somme démonologique, le Marteau des sorcières se divise en trois parties : la première démontre la réalité des maléfices ; la seconde rapporte des exemples concrets, qui sont autant de petits contes fantastiques ; et la troisième se présente comme un code criminel - comment interroger et punir suspects et coupables. L'argumentation logique utilisée pour énoncer des absurdités constitue l'un des grands charmes de l'ouvrage, par ailleurs sinistre.
Les idées d'Institoris sont assez claires : les démons, êtres éthérés, ne peuvent agir ici-bas sans l'aide d'un médium ; et le sorcier ne possède d'autres pouvoirs que ceux que lui prête le diable. En conséquence, si l'Eglise arrive à exterminer les sorciers, le diable perd la plupart de ses moyens d'action.
La riche expérience d'Institoris lui a montré que les démons trouvent un terreau plus fertile chez la femme que chez l'homme. Aussi n'hésite-t-il pas à évoquer, dès le début de son ouvrage, « l'hérésie des sorcières, ainsi caractérisée par le sexe où on la voit surtout sévir ». Il donne de nombreux exemples horrifiques, comme ces sages-femmes italiennes qui boivent le sang des bébés, mais également des historiettes édifiantes, comme celle du maire de Wiesenthal. Celui-ci, par prudence, chaque dimanche, consommait de l'eau et du sel bénis, mais un jour, en célébrant des noces, il oublia ce rite et se retrouva envoûté et près de mourir. La lutte contre le mal n'est pas le seul fait des inquisiteurs ; magistrats et simples particuliers doivent y contribuer, chacun selon ses moyens.
Le succès de l'ouvrage est prodigieux : entre 1486 et 1520, on compte une quinzaine d'éditions, parues dans des villes rhénanes, mais aussi à Paris et à Lyon. A raison de 1 000 ou 1 500 exemplaires par tirage, 20 000 exemplaires ont pu circuler avant la Réforme. Le traité connaît une seconde vie à la fin du XVIe siècle. De 1574 à 1621, une quinzaine de nouvelles éditions sortent des presses de Venise, de Lyon et des villes rhénanes. Les dernières éditions datent des années 1660.
Abondamment diffusé, le Marteau des sorcières devient, pour deux siècles, un livre de référence, souvent imité. En France, on peut citer De la démonomanie des sorciers (1580) du célèbre humaniste Jean Bodin, et le Discours exécrable des sorciers (1602) d'un obscur juge savoyard, Henri Boguet. Ces ouvrages reprennent sans nuance toutes les élucubrations sur le sabbat et les métamorphoses des sorciers.
Si l'imprimerie a permis de diffuser en Europe l'hystérie démonologique, elle a servi également aux détracteurs de la chasse aux sorcières. Dès 1564, l'humaniste Jean Wier publie à Bâle un traité Des illusions des démons, des incantations et des poisons , qui ne récuse pas l'existence de Satan et de certains sorciers, mais qui voit dans la plupart d'entre eux de simples malades, qu'il faudrait soigner. Les mentalités évoluent, et quand, en 1631, le jésuite allemand Friedrich Spee s'élève contre les bûchers de sorcières (De la prudence en matière criminelle...) , ce terrible fantasme tend déjà à s'effacer.