Un si long combat
Avant les labos, il y eut Margaret Sanger, la pasionaria, Gregory Pincus, le savant dissident et Katherine Dexter, la riche mécène.

Margaret Sanger, infirmière a consacré sa vie à faire aboutir l'idée d'un médicament contraceptif

Ah, cette pilule ! Ce serait une illusion que de croire qu'elle est arrivée toute belle, toute prête pour la noce, tombant du ciel comme un cadeau des dieux, un beau jour de la fin des années 50. Nullement. Ce fut long, ce fut difficile. Ce fut meurtrier. Il a fallu du temps, de l'énergie, de l'inconscience. Il a fallu bien sûr un peu de talent scientifique, mais surtout beaucoup d'engagement de quelques personnages uniques et singuliers. Il a fallu ce drôle de mélange, «des femmes de tête et des hommes de science», comme l'ont résumé joliment les Cahiers de Science et vie pour parvenir à cette découverte du siècle. Aucun, bien sûr, des protagonistes n'a eu le prix Nobel. Et par un curieux concours de circonstances, trois des six personnalités qui se sont révélées essentielles pour le développement de la pilule sont mortes quelques mois avant... mai 68, symbole, dit-on, de la révolution sexuelle.

Dès le début, cela commence par une interrogation. Allez savoir, en effet, quand tout commence ? Est-ce au cours de l'été 1912, lorsque Margaret Sanger, jeune infirmière qui travaille dans une des maternités les plus pauvres de New York, s'effondre ? Ce jour-là, dans des locaux presque insalubres, une jeune femme, mère de trois enfants, meurt dans ses bras à la suite d'un avortement qu'elle s'est provoqué. «Je ne pouvais en supporter davantage, je savais que je ne pourrais plus me contenter de ma tâche d'assistance aux mourants. J'étais résolue à agir pour changer le destin de ces mères de famille dont la misère était aussi immense que le ciel.» Margaret Sanger est une femme magnifique, incroyablement rebelle. Elle est active et grave. «La grossesse est une condition presque chronique parmi les femmes», note-t-elle avec effroi. En mars 1914, elle lance une revue, intitulée Femme en révolte, avec un seul sous-titre : Ni dieux ni maîtres. Et un seul objectif éditorial : «Rendre aux femmes la maîtrise de leur vie et de leur corps.»

Peu après, pour éviter de tomber sous le coup de la loi qui interdit toute publicité, elle déserte New York, s'embarque pour Londres, se lie avec le milieu intellectuel, puis retourne aux Etats-Unis au début des années 20 où elle ouvre la première clinique américaine de contrôle des naissances, et quelques mois après un bureau de recherche clinique sur le contrôle des naissances.

Tout est à inventer. Elle prodigue des conseils, informe les femmes sur les méthodes contraceptives disponibles, arrive à faire importer le diaphragme de Grande-Bretagne, propose les spermicides, ou bien sûr le préservatif. Mais elle se rend compte que cela ne suffit pas. «Ce ne sont pas ces moyens contraceptifs qui nous apporteront la liberté élémentaire.»

Margaret Sanger se bat, donc. Mais elle est seule. Elle tente de contacter des médecins qui daignent se pencher sur cette recherche d'un contraceptif oral. Car, d'un point de vue scientifique, cela bouge aussi. On commence à s'intéresser à la conception. Juste avant la Deuxième Guerre, des équipes de biologistes anglais ont confirmé le rôle des hormones dans le processus de la conception. En particulier, ils ont réussi à empêcher l'ovulation chez les lapines en leur injectant diverses hormones sexuelles. Certes... Mais de là à passer à l'humain ! Le blocage est là, manifeste et éternel : le manque de motivation des scientifiques.


Faut-il alors reculer le vrai point de départ de la découverte de la pilule et le fixer beaucoup plus tard, un jour de l'année 1950 ? Personne, en tout cas, n'a retenu la date exacte de ce dîner qui a eu lieu chez Abraham Stone qui dirige alors le Mouvement pour le planning familial. Nul n'a souvenir du menu. Ce soir-là, Margaret Sanger rencontre le docteur Gregory Fincus. Celui-ci est un drôle de bonhomme, élégant et distant ; au départ, ce chercheur atypique voulait se consacrer à l'arboriculture fruitière, puis il s'est tourné vers l'embryologie, et en particulier sur la question de la reproduction chez les mammifères. Gregory Pincus se veut libre, se situant toujours un pas à l'écart des institutions qui semblent l'étouffer. Parfois, il a des allures d'outsider, jamais il n'est tout à fait dans le ton. En 1944, il quitte l'université et s'en va fonder la fondation Worcester pour la biologie expérimentale. Mais Pincus sait s'entourer ; il embauche ainsi Min Cheh Chang, qui est alors un des grands spécialistes de l'étude du sperme.

Que s'est-il passé lors de ce dîner qui allait marquer l'histoire de la contraception ? A l'évidence, Margaret Sanger a usé de tout son talent pour convaincre Gregory Fincus. «Pourquoi n'essayez-vous pas de mettre au point une nouvelle méthode contraceptive ?», a-t-elle dû argumenter une énième fois, comme elle le faisait depuis des années. Mais, cette fois, l'argument fait mouche

D'autant que, très vite, une autre femme, absolument essentielle dans l'aventure de ce siècle, intervient. Il s'agit de Katherine Dexter McCormick. Ce sera... la divine mécène. Au premier abord, elle est aux antipodes de Margaret Sanger. C'est un femme de la grande aristocratie de Chicago. Elle a épousé en 1904 Stanley McCormick, fils de l'inventeur de la moissonneuse-batteuse. Mais son mari est atteint de schizophrénie. Alors cette femme va dépenser, pendant plus de trente ans, des millions de dollars pour essayer d'améliorer la santé de son mari, et à partir de 1947, elle va s'intéresser à la recherche d'un «contraceptif idéal» au point d'en faire son objectif principal. Cette grande bourgeoise est aussi rebelle. Elle se bat «pour le droit de vote des femmes». A l'occasion, elle tempête. S'énerve quand elle estime que «le Planning familial ne semble pas très passionné pour faire aboutir le contraceptif oral». Avec Margaret Sanger, toutes les deux forment un duo unique. Elles se voient peu mais s'écrivent beaucoup. Au début des années 50, Katherine Dexter fait la connaissance de Gregory Pincus, qu'elle va alors
financer sans interruption.

Et puis, il y a cette date, froide comme une découverte. Le 15 octobre 1951. Nous sommes, bizarrement, non pas à New York mais à Mexico, dans les locaux d'une entreprise de produits chimiques, Syntex. Un jeune physicien, Carl Djerassi, qui a quitté Vienne pour les Etats-Unis et ensuite Mexico où il a accepté un poste de directeur scientifique, parvient à produire la synthèse du premier contraceptif – la noréthindrone –, puis celle de la cortisone. Toute la question était, en effet, d'arriver à fabriquer une hormone qui empêche l'ovulation. Ce jour-là est formellement le jour à marquer dans les livres d'histoire. Mais cette date sera vite éclipsée, car, quelques mois plus tard, la compagnie UpJohn met au point un autre système qui, par fermentation, permet de transformer la progestérone en cortisone. Le but étant toujours d'arriver à une progestérone de synthèse le plus efficace possible, et le mieux tolérée. En tout cas, ça y est, la machine est bel et bien lancée, les plus grands laboratoires s'y mettent. Il ne reste que la dernière étape, la plus compliquée, celle-là même qui a vu de nombreuses molécules révolutionnaires : les essais sur l'homme (ou plutôt la femme).

Dès 1956, ils sont entrepris à grande échelle à Porto Rico. Cela marche, mais on tâtonne. On cherche le meilleur cocktail hormonal. En janvier 1958, on propose à Gregory Pincus de tester un nouveau produit, l'Enovid, qui est une combinaison de progestérone synthétique et d'une autre hormone jusque-là utilisée pour soigner les règles douloureuses, l'œstrogène. Le mélange se révèle être le plus puissant anti-ovulatoire jusque-là testé. On l'expérimente à Porto Rico. Les résultats se révèlent si probants que la Food and Drug Administration approuve dès 1960 la mise sur le marché du produit comme contraceptif.

La pilule est née. En quelques années, elle s'impose dans tout le monde occidental. Et comme une revanche pour une naissance qui aura été si difficile, elle n'aura jamais besoin de nom.

ERIC FAVEREAU