Sur la piste du serpent
par Jeremy Narby
Se pourrait-il que les chamanes d'Amazonie dans leurs hallucinations « voient » la double hélice (le double serpent) de l'ADN, cette molécule commune à tous les êtres vivants, et accèdent ainsi aux secrets les plus
intimes de la Nature ?
Jeremy Narby, docteur en anthropologie de l'Université de Stanford (États-Unis), qui vit en Suisse, a séjourné chez les Indiens Ashaninca d'Amazonie péruvienne de 1984 à 1986. Il a écrit « Le serpent cosmique, l'ADN et les origines du savoir » (Genève, Georg, 1995), « Amazonie : l'espoir est indien » (Paris, Favre, 1990) et, avec John Beauclerk et Janet Townsend, « Indigenous peoples : a fielguide for development » (Oxford, OXFAM, 1988). Il est actuellement responsable de projets amazoniens pour l'organisation d'entraide Nouvelle Planète, basée à 1042 Assens, en Suisse.
Voici son texte, paru dans « Le Temps stratégique » no 73, décembre 1996.
Le motocarro, une espèce de pousse-pousse motorisé, file dans les rues d'Iquitos : l'air me rafraîchit le visage. Mais à chaque feu rouge, la chaleur me rattrape, et le tourbillon des autres motocarros m'assourdit.
J'ai promis à des indigènes de l'Amazonie péruvienne, Aguaruna, Shipibo, Bora, une dizaine de peuples en tout, qui suivent à Iquitos une formation destinée à leur permettre d'enseigner à la fois leur propre culture et le
savoir occidental, d'aller leur parler.
Un an plus tôt, en juillet 1995, j'avais en effet évoqué devant eux une hypothèse surprenante. Je leur avais dit qu'à mon sens il existe une relation entre les serpents entrelacés que perçoivent les chamanes amazoniens dans leurs visions, et la double hélice del'ADN aujourd'hui familière aux biologistes moléculaires.
Ils aimeraient savoir où en sont mes recherches.Mais que puis-je leur dire ?
Tandis que le motocarro fend l'air nocturne, je regarde Iquitos défiler dans le flou brûlant, avec ses vendeurs de rue, ses restaurants chinois, ses vapeurs de gas-oil.
Je me dis que le mieux est, après tout, de leur raconter l'histoire en entier, depuis le début.
Les choses avaient commencé onze ans plus tôt. Je venais d'arriver à Quirishari, dans la vallée du Pichis, en Amazonie péruvienne, dans l'intention d'étudier la manière dont les Indiens Ashaninca utilisent leurs ressources naturelles, une recherche de terrain qui devait durer deux ans et me conduire à un doctorat en anthropologie de l'Université de Stanford.
Pour me familiariser avec la vie des habitants du village, je me mis à les accompagner dans leurs activités, en forêt notamment. Au cours de ces balades sylvestres, je leur posais souvent des questions sur les plantes que
nous rencontrions. Je me rendis compte très tôt qu'ils maîtrisaient un savoir botanique littéralement encyclopédique. Ils savaient tout des plantes
qui accélèrent la cicatrisation, guérissent de la diarrhée, soignent le mal de dos, neutralisent le venin de tel ou tel serpent.
Chaque fois que l'occasion s'en présentait, j'essayais moi-même ces remèdes, vérifiant empiriquement que ce que mes consultants indigènes disaient était exact. Inévitablement, j'en vins à leur demander comment ils avaient appris ce
qu'ils savaient.
Ils me répondirent, d'une manière qui me parut fort énigmatique, que leur savoir leur venait des plantes elles-mêmes, que les chamanes, après avoir bu une mixture hallucinogène, parlaient, au sein de leurs visions, avec les essences animées ou esprits des plantes, qui sont les mêmes pour tous les êtres vivants, et en obtenaient del'information.
Ils ajoutaient que la nature est intelligente et parle un langage visuel, non seulement au travers d'hallucinations et de rêves, mais aussi de signes concrets quotidiens. C'est ainsi, par exemple, disaient-ils, que la plante qui à la base de ses feuilles possède deux crochets blancs similaires à ceux du serpent « fer-de-lance », guérit de la morsure de ce dernier. « Regarde la forme, me disaient-ils. C'est le signe que la nature nous donne ». Comme si une même intelligence animait le buisson et le reptile.
Il va sans dire que je me refusais à prendre leurs déclarations au pied de la lettre. J'avais une formation universitaire et m'estimais capable de distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas. Ces Indiens des forêts pouvaient me dire tout ce qu'ils voulaient, ils ne réussiraient pas à me convaincre qu'ils avaient appris la botanique en dialoguant, au cours de leurs hallucinations, avec je ne sais quelle intelligence cachée dans la nature. D'ailleurs, il ne pouvait y avoir aucune information vérifiable dans les hallucinations : après tout, confondre hallucinations et réalité s'appelle psychose...
En outre, mes recherches de doctorat sur l'utilisation que les Ashaninca font de leurs ressources naturelles n'étaient pas neutres. A cette époque en effet, c'était au début des années 1980, de grands organismes internationaux comme la Banque Mondiale rêvaient de « développer » l'Amazonie péruvienne à coups de centaines de millions de dollars. A cette fin, ils tentaient d'obtenir que les territoires des collectivités indigènes de la région soient juridiquement attribués à des colons individuels, venant de la partie non-amazonienne du pays, animés d'une mentalité de « marché », dans l'espoir qu'ils se mettraient alors à « développer la jungle », c'est-à-dire à la déboiser pour la transformer en pâturages pour le bétail.
Une expropriation justifiée, affirmaient-ils, puisque les Indiens sont incapables d'utiliser rationnellement leurs ressources naturelles. Je voulais, à travers mes recherches, démontrer le contraire et avais donc le sentiment qu'en mettant en exergue l'origine prétendument hallucinatoire du savoir écologique des Ashaninca, j'affaiblirais mon argument.
Un soir, pourtant, après quatre mois de terrain, alors que je discutais avec quelques Indiens devant le maison en buvant de la bière de manioc, que je faisais l'éloge de leur savoir botanique et leur posais une fois de plus la question : « Mais comment avez-vous appris tout cela ? », Ruperto me répondit : « Vous savez, frère Jeremy, si vous voulez vraiment le comprendre, vous devez boire de l'ayahuasca » – une mixture hallucinogène, qu'il compara à une « télévision de la forêt », ajoutant : « Si vous voulez, je peux vous montrer ça, à l'occasion ». La curiosité me poussa à accepter, d'autant plus volontiers d'ailleurs que Ruperto avait suivi une formation complète d'ayahuasquero et semblait connaître son sujet.
Une nuit, plusieurs semaines plus tard, nous nous sommes donc retrouvés pour boire à quelques-uns de l'ayahuasca, assis sur la plate-forme d'une maison tranquille. L'expérience qui s'ensuivit ébranla ma vision de la réalité.
J'avalai le liquide amer, et presque aussitôt fus pris de nausées. Ruperto se mit alors à chanter des mélodies d'une beauté saisissante. Des images commencèrent à inonder ma tête. Je me retrouvai entouré de serpents énormes, aux couleurs vives et fluorescentes. J'étais terrifié. Les serpents, qui paraissaient plus vrais que nature, m'expliquèrent sans mots que je n'étais qu'un être humain. Je me rendis compte qu'ils disaient profondément vrai, et que ma compréhension habituelle et rationnelle de la réalité avait des limites — à preuve l'incapacité dans laquelle je me trouvais de saisir ce que mes yeux étaient en train de voir. Je m'étais toujours considéré capable de tout comprendre, mais, là, tout à coup, l'arrogance de cette prétention me submergea.
Puis je me mis à vomir des couleurs et quittai mon corps pour voler au-dessus de la Terre. Je vis également des images défiler à une vitesse ahurissante, par exemple les nervures d'une main humaine alternant avec les nervures d'une feuille végétale. Les visions défilaient sans relâche, je ne pouvais les retenir toutes. Peu après minuit, elles s'estompèrent, et je m'endormis.
Le lendemain, j'eus, pour la première fois de ma vie, le sentiment d'appartenir intégralement à la nature. J'allai me promener au bord de la rivière. La végétation scintillait au soleil. Je regardai les veines de ma main et vis qu'elles étaient aussi belles que celles d'une feuille.
L'expérience était troublante, parce qu'elle confirmait les dires des Ashaninca, à savoir qu'il est possible d'apprendre des choses dans la sphère hallucinatoire des ayahuasqueros. Et puis, qui étaient ces serpents qui
semblaient si bien connaître les humains ?
J'étais jeune alors et craignis que mes collègues ne me prissent point au sérieux. Je renonçai donc à creuser la question et évitai soigneusement de la mentionner dans mes recherches.
Fin 1986, je regagnai la Suisse pour
rédiger ma thèse ; deux ans plus tard, j'obtenais le titre de docteur en anthropologie.En 1989, je commençai à travailler pour Nouvelle Planète, une organisation
non-gouvernementale qui s'efforce d'aider les populations locales sur le terrain. Je me mis à sillonner le bassin amazonien afin d'enregistrer les projets d'organisations indigènes anxieuses de démarquer et de titulariser
leurs territoires, et à parcourir l'Europe afin de récolter des fonds pour les y aider. Ce travail m'occupa à plein pendant quatre années.
J'étais heureux que ma formation d'anthropologue puisse être utile à ceux qui m'avaient servi de sujets d'étude. Je donnais des conférences pour expliquer qu'il est écologiquement sensé de démarquer les territoires des peuples indigènes de la forêt amazonienne, et que leurs techniques agricoles, fondées sur la polyculture et le déboisement de petites surfaces, sont parfaitement rationnelles.
Mais plus je discourais, et plus j'étais conscient de taire certaines choses, en particulier que les Indiens affirment tenir leur savoir botanique d'hallucinations provoquées par l'ingestion d'une décoction de plantes.
En juin 1992, j'assistai au Sommet de la Terre de Rio. Les gouvernements participant à cette méga-conférence sur le développement et l'environnement manifestèrent formellement leur intention de prendre en considération les peuples indigènes et leurs connaissances spécifiques. Subitement, tout le monde s'était en effet mis à parler du savoir écologique des peuples indigènes – sans que personne d'ailleurs ne mentionne jamais l'origine
éventuellement hallucinatoire de ce savoir. Je me sentis donc le devoir de reprendre cette question qui, me dis-je, ne manquerait pas de surgir si, un jour, le dialogue avec les peuples indigènes se nouait vraiment. Et puis
j'avais, je l'avoue, une autre motivation, personnelle : je voulais éclaircir la question de l'identité des serpents aperçus dans mes hallucinations, à Quirishari, sept ans plus tôt.
Je me lançai sur la piste du serpent de manière tout à fait délibérée cette fois-ci.
Douze mois après la conférence de Rio, je décidai même de mener une enquête suffisamment approfondie sur l'énigme du savoir hallucinatoire amazonien pour en tirer la matière d'un livre, que j'intitulai provisoirement « Hallucinations écologiques ». Le directeur de l'organisation qui m'emploie me donna son accord, ajoutant même : « Prends ton temps ». J'étais prêt à entamer mes recherches.
Mais par où devais-je commencer ?
Ma réaction instinctive eût été de retourner en Amazonie péruvienne pour y vivre quelque temps encore avec des ayahuasqueros. Mais ma vie avait changé. Je n'étais plus un jeune anthropologue sans attache, mais un père de famille avec deux enfants en bas âge. Mon enquête allait donc devoir se centrer autour de mon bureau villageois en Suisse et de la bibliothèque universitaire la plus proche.
Je commençai par me plonger dans la littérature anthropologique sur le chamanisme. Je lus pendant des mois et pris des centaines de pages de notes catégorisées. Ce travail me fit apparaître qu'à travers l'immensité de
l'Amazonie occidentale, des dizaines de peuples indigènes utilisent l'ayahuasca et affirment qu'il est la source de leur savoir botanique. Les anthropologues ont souvent signalé leurs propos, mais n'y ont jamais vu cependant que des métaphores, tant ils étaient convaincus que les Indiens ne pouvaient avoir acquis leur savoir botanique que par expérimentation aléatoire.Or, il suffit de considérer les recettes de certaines mixtures indigènes, le curare par exemple, pour se rendre compte que pareille explication est insuffisante. On sait que ce poison, d'origine amazonienne, a révolutionné la médecine moderne, du jour où, dans les années 1940, les scientifiques ont découvert qu'il paralyse tous les muscles, y compris ceux de la respiration, et facilite donc grandement la chirurgie des organes vitaux.
Il existe dans le bassin amazonien quarante sortes de curare, élaborés à partir de quelque soixante-dix espèces végétales différentes. Pour fabriquer le curare qu'utilise la médecine moderne, il faut combiner plusieurs plantes et les cuire dans de l'eau pendant soixante-douze heures, en évitant de respirer les vapeurs parfumées mais mortelles qu'elles dégagent. Le produit de cette cuisson est une pâte concentrée, active seulement par voie sous-cutanée : si on l'avale ou si on l'étale sur la peau, ses effets sont anodins. Il est difficile de comprendre comment quelqu'un aurait pu tomber sur une recette aussi compliquée en expérimentant au hasard – surtout si l'on considère qu'il existe dans la forêt amazonienne 80.000 espèces de plantes au moins.
Après avoir examiné de façon relativement détaillée les données ethnographiques, botaniques et neurologiques, j'en vins à considérer la possibilité que les chamanes amazoniens accèdent réellement à de l'information dans leurs hallucinations. S'il en était ainsi, me dis-je, l'énigme du savoir hallucinatoire se réduit à une seule question :
l'information qu'ils acquièrent vient-elle de l'intérieur du cerveau (comme la science le dit des hallucinations) ou vient-elle du monde extérieur, du monde des plantes (comme ils le disent eux-mêmes) ?
De l'intérieur ou de l'extérieur ? Telle était la question.
Le premier jour de printemps où il fit soleil, je pris congé et partis me promener dans une réserve naturelle. En marchant, je réfléchissais à cette question devenue obsessionnelle : de l'intérieur ou de l'extérieur ? Tout à
coup, il me vint à l'esprit que les deux possibilités étaient peut-être vraies en même temps; que l'information pouvait venir à la fois de l'intérieur de la tête et du monde extérieur des plantes. Je ne voyais pas encore ce que cette idée pouvait bien signifier, mais elle me plaisait, car elle conciliait deux points de vue apparemment divergents.
Le lendemain, de retour dans mon bureau, je me mis à parcourir mes notes de lecture. Je venais de lire sans discontinuer pendant six mois, et il ne me restait plus qu'à classer mes notes pour pouvoir commencer à écrire mon livre. Avant de m'atteler à ce travail systématique, je décidai cependant de consacrer une journée entière à feuilleter librement les piles de papier que j'avais amassées au cours de l'automne et de l'hiver.
J'examinai mes notes sur les expériences personnelles que certains anthropologues ont faites avec de l'ayahuasca, et relus pour le plaisir le texte complet du premier compte-rendu du genre, celui de Michael Harner.
Harner raconte l'expérience qu'il a vécue en 1961 chez les Indiens Conibo de l'Amazonie péruvienne. Lorsqu'il eut ingéré de l'ayahuasca, des créatures reptiliennes géantes surgirent dans son cerveau et lui montrèrent comment
elles avaient créé la vie sur Terre, insistant qu'une telle information était réservée aux mourants et aux morts.
Harner vit alors des espèces de dragons arriver du cosmos et créer la vie en se cachant sous des formes multiples. « J'appris, écrit-il, que les créatures-dragons résidaient à
l'intérieur de toutes les formes de vie, homme y compris ». Par un astérisque, Harner renvoie alors le lecteur à une note au bas de la page (qui, étrangement, ne paraît pas dans la traduction française originale, mais a été intégrée dans le texte publié dans ce numéro du« Temps stratégique ») qui affirme ceci : « Je dirais enrétrospective que [les créatures] étaient presque comme de l'ADN. Mais en ce temps-là, en 1961, je ne savais rien de l'ADN ».
Je marquai une pause. Il y a effectivement de l'ADN à l'intérieur du cerveau humain, ainsi que dans le monde extérieur des plantes, puisque la molécule de la vie qui contient l'information génétique est la même pour toutes les espèces. L'ADN peut donc être considéré comme une source d'information à la fois externe et interne – précisément ce que je cherchais à imaginer la veille, en déambulant dans la forêt.
Harner ne fait aucune autre mention de l'ADN dans son texte. En revanche, quelques pages plus loin, il note que « dragon » et « serpent » sont synonymes, ce qui me fit penser que la double hélice ressemblait, par sa forme, à deux serpents entrelacés. C'est ainsi que je suis tombé sur l'idée qu'il existe un lien entre l'ADN et le savoir hallucinatoire.
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