Vade retro "vilaine" femme !
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C'est toi la porte du Diable [...]. C'est toi qui la première as déserté la loi divine ; c'est toi qui as circonvenu celui auquel le Diable n'a pu s'attaquer ; c'est toi qui es venue à bout si aisément de l'homme, l'image de Dieu. » Voilà en quels termes Tertullien, apologiste et théologien du IIIe siècle, condamne la femme, si malfaisante que sa nature ne peut être que diabolique.
L'Europe diabolise volontiers la femme depuis l'Antiquité, au même titre que les païens, les juifs et, plus tard, les musulmans . Ce lien qui unit la femme au diable trouve son origine autant dans la pensée grecque et latine que dans la Bible.
Dans la Genèse, Eve, séduite par le serpent, incarnation du Mal, entraîne Adam dans sa chute et se trouve à la source de tous les maux de l'humanité. C'est donc sous l'influence de la femme que l'homme s'est perdu. Ambroise de Milan, au IVe siècle, le rappelle : « C'est la femme qui a été pour l'homme auteur de la faute, non l'homme pour la femme. » Pour Tertullien, chaque femme porte encore la faute d'Eve : « Ne sais-tu pas que tu es Eve, toi aussi ? » La colère divine continue à peser sur toutes les femmes, qui doivent accoucher dans la souffrance, et vivre sous la domination de l'homme : « Tu seras avide de ton homme, et lui te dominera » (Genèse, 3,16).
Mais Eve est-elle seule en cause ? La tradition talmudique présente d'autres versions du mythe originel. Selon certains récits, Adam aurait eu successivement deux femmes. La première, Lilith, aurait été créée comme lui, directement de la terre, et proclamée son égale. Mais pervertie, elle aurait quitté l'Eden sous la forme d'un démon femelle. Eve l'aurait alors remplacée.
Cette légende a donné lieu à une superstition populaire : Lilith, jalouse de la descendance d'Eve, cherche chaque nuit à faire périr les nouveau-nés. Une autre version raconte qu'Adam, déjà marié à Eve, succombe au charme de Lilith, qui enfante une lignée de diablotins. Dans tous les cas, Lilith incarne la femme totalement maléfique et s'oppose à Eve, pécheresse sans doute, mais sauvée par la maternité. Cette figure de la femme démoniaque, et définitivement condamnée par Dieu, ne passe pas dans la tradition chrétienne, excepté chez les gnostiques, où le diable revêt une figure féminine et règne sur un sérail de diablesses.
Ces traditions juives trouvent un écho dans la mythologie grecque. La première femme, Pandora, y incarne aussi le Mal : elle porte la responsabilité de la chute des hommes et de leur rejet de l'Olympe. Hésiode, dans La Théogonie , chante les temps anciens où hommes et dieux vivaient en bonne harmonie. Jusqu'au jour où Zeus décide de se venger des hommes pour qui Prométhée a volé le feu. A l'aide de terre glaise, Héphaïstos modèle alors la première femme. Pandora, telle une nouvelle déesse, rayonne de grâce et de séduction, mais son apparence est trompeuse, car à l'intérieur règne la « chiennerie de l'âme ». Ce cadeau empoisonné sème la zizanie parmi les hommes, qui jusque-là, se suffisaient à eux-mêmes. La femme s'apparente ainsi à « un terrible fléau installé au milieu des mortels ».
Et comme si cela ne suffisait pas, Hésiode raconte, dans Les Travaux et les Jours , que Zeus confia à Pandora une jarre dans laquelle étaient enfermés tous les maux de la terre (fatigue, labeur, maladies, vieillesse et mort). Poussée par une curiosité irrésistible, elle l'ouvre, et ces malheurs se répandent sur l'humanité.
La responsabilité de Pandora, de Lilith et d'Eve dans le malheur des hommes s'explique par la nature profonde de la femme. Velléitaire et avide, elle montre un véritable attrait pour le Mal et une propension à se lier au diable. Etablir les « vices et méfaits » de la nature féminine relève d'ailleurs du lieu commun.
Au XIIIe siècle, Guillaume de Lorris et Jean de Meung, dans Le Roman de la Rose , ou André Le Chapelain, dans son Traité de l'Amour courtois , reconnaissent qu'il n'y a rien au monde de plus répugnant que l'examen détaillé du caractère de la femme. Ces auteurs se réfèrent aussi bien aux penseurs antiques (Platon, Aristote, Galien et Cicéron notamment) qu'à des théologiens plus récents comme Bernard de Morlas ou Thomas d'Aquin.
On retrouve d'ailleurs le même discours chez les inquisiteurs et démonologues, comme Institoris et Sprenger (le Marteau des sorcières , 1486), Martin Del Rio, ou Jean Bodin, au XVIe siècle. Et même à la cour du Roi-Soleil, Bossuet reprend ces thèmes misogynes. Les femmes, toujours faibles et crédules, sont incapables de résister à leurs envies et cèdent à toutes les illusions, mêmes sataniques ! Horriblement bavardes, elles ne peuvent s'empêcher d'échanger entre commères leurs connaissances magiques. Insatiables, sensuelles, luxurieuses, elles effraient les hommes... et les attirent. Mais, ne l'oublions pas, Eve a été créée à partir de la côte d'Adam, et cet os tordu correspond bien à l'esprit pervers de la femme.
Cette nature à la fois fragile et dangereuse, exige des hommes une vigilance constante. De nombreuses cultures, anciennes et modernes, obligent la femme à demeurer au foyer, à n'en sortir que la tête voilée et les yeux baissés. Lui concéder une quelconque autorité serait menacer le salut même de l'humanité.
En matière de religion, les femmes n'ont qu'un rôle marginal : bénédictions, prières et sacrifices sont en général réservés aux hommes. C'est pour cette raison que les anciens juifs, au cours de leur prière quotidienne, remerciaient Dieu de ne pas les avoir fait naître femmes ! Dans les premiers siècles du christianisme, certaines communautés ont accordé un rôle liturgique aux femmes, mais il faut attendre la fin du XXe siècle pour voir se reposer la question de leur ordination. Un sujet brûlant.
Cependant, on aurait tort de croire que tous les théologiens s'accordent sur l'infériorité fondamentale de la femme. D'ailleurs, l'affaire du concile de Mâcon, en 585, où l'Eglise aurait pour la première fois reconnu une âme à la femme, tient du mensonge historique. En réalité, c'est moins la nature profonde de la femme qui effraie les ecclésiastiques que son corps. Son corps dénudé. La chair suscite la tentation. Cette pulsion sexuelle est attribuée à une animalité inconsciente, incontrôlable, et même étrangère à l'homme.
Pour le démonologue Henri Boguet (XVIIe siècle), le corps féminin dégage une puissante sensualité et éveille le plaisir charnel. Le diable, qui le sait bien, « profite de ce caractère pour chercher à s'unir à elles », et en use « afin que, par un tel chatouillement, il les retienne en obéissance ». Ces accouplements démoniaques s'effectuent lors de sabbats nocturnes. Pourtant, la sorcière, compagne du diable par excellence, n'a pas à se féliciter de son amant : les enquêtes menées par les inquisiteurs révèlent de pitoyables performances : le coït est toujours douloureux, et la semence du démon, glaciale.
Cette sensualité débridée peut entraîner la perte de l'homme, comme le montrent les exemples bibliques d'Adam, de Samson ou du roi Salomon. Les clercs, tenus par le voeu de chasteté, la redoutent et la dramatisent. Lorsque Tertullien évoque la femme comme la « porte du Diable », il veut surtout dire que la femme est une brèche par laquelle Satan s'introduit et gagne les âmes.
Dès lors, pour éviter toute tentation, il s'avère fondamental de cacher la moindre parcelle de peau et de voiler sa chevelure voluptueuse. Mais la femme, perfide, embellit son apparence pour tromper l'homme. Dans La Toilette des femmes , Tertullien explique que la nature est l'oeuvre de Dieu : la changer, c'est donc faire le jeu du démon ; or, les femmes persistent à se farder, à se couvrir de bijoux et d'étoffes chatoyantes, pire à coiffer des perruques blondes ou rousses qui, pour le théologien, évoquent les flammes de l'enfer ! Tous ces artifices, bien plus que de la coquetterie et de l'orgueil, dénoncent une connivence avec le diable. De ce fait, habits, coiffure et maquillage font souvent l'objet d'interdits sacrés et profanes.
Au Moyen Age, la longueur des traînes est limitée, car c'est dans les plis du tissu que gambillent diables et démons. Au siècle de Tartuffe, le jésuite Guilloré et le janséniste Treuvé dénoncent les femmes comme des « instruments du démon » : par la nudité des bras et de la gorge, par leurs fards et leurs minauderies, elles conduisent les hommes en enfer.
L'abbé Drouet de Maupertuis le confirme : « Le démon n'a point de voie plus sûre pour perdre les hommes que de les livrer aux femmes. » En fait, rares sont ceux qui prêtent encore à la femme une filiation diabolique, mais tous lui reconnaissent une complicité, volontaire ou non, avec Satan. Pour échapper aux douteux appâts de la femme, on a déjà vu certains exaltés recourir à la castration (lire encadré ci-contre) ; d'autres, plus modérés, ont cherché, comme Jean Chrysostome, à se représenter le corps féminin comme un « sac de fiente ».
Et c'est là le paradoxe : belles ou laides, les femmes n'échappent jamais tout à fait à l'emprise du diable. La beauté est néfaste, car elle éveille la concupiscence et favorise le péché. Une trop grande beauté, d'ailleurs, émane fatalement du diable. Dans Le Roman du comte d'Anjou , l'héroïne, Passebelle, paraît si belle qu'on la prend pour un personnage surnaturel et inquiétant. Cela dit, la disgrâce des femmes incite également à la prudence : Jean Bodin, dans sa Démonomanie , explique que « leur laideur est cause de quoy elles sont sorcières et qu'elles s'abandonnent aux diables ».
L'apparence physique n'est d'ailleurs pas seule en cause : le parfum des corps féminins, qu'il soit suave ou infect, indique pareillement leur malignité. Le grand médecin flamand Levinus Lemnius, au XVIe siècle, n'hésite pas à affirmer que si l'homme sent naturellement bon, la femme, en raison de ses menstrues, « rend une mauvaise senteur », et infecte les choses les plus pures. Evidemment, elle peut se parfumer, mais le parfum, qui ne fait qu'attiser le désir sexuel, est toujours dénoncé par les prédicateurs comme un outil du démon.
Bref, il vaut mieux se méfier des femmes, dont l'esprit est faible, et l'apparence, trompeuse. Mais d'un point de vue religieux, elles sont en fait moins les alliées de Satan que ses jouets. Si l'Ancien Testament n'est en réalité pas aussi misogyne qu'on le prétend, Jésus, pour sa part, a aboli bien des tabous, en accueillant des femmes réprouvées ou impures, comme Marie-Madeleine. Il ne faut pas se tromper en attribuant aux premiers Pères de l'Eglise une misogynie de tous les diables. Même saint Paul, souvent présenté comme un antiféministe virulent, affirme que « devant Dieu, il n'y a ni homme, ni femme, ni esclave ».
Pour contrebalancer cette image diabolique de la femme, le christianisme a d'ailleurs su créer avec Marie un modèle de perfection féminine. Dans les représentations apocalyptiques, la Vierge en Gloire écrase le serpent qui avait tenté Eve.