Femmes et religions Claudine LEDUC et Agnès FINE

       

Notre époque semble située à la croisée de deux mouvements antagonistes : « le retour du religieux » - accompagné d'un développement du fondamentalisme - et l'émancipation des femmes. La presse ne cesse de signaler les agressions des « intégristes » de toute obédience contre les femmes : assassinats de femmes non voilées en Algérie, affaire Sarah et mise au grand jour de l'asservissement légal des femmes dans certains États du Golfe, « commandos » anti-avortement aux États-Unis et en France...
 
Certes le degré de violence des attaques varie, mais leur convergence est remarquable : ce qui est en cause dans tous les cas, c'est le droit des femmes à disposer librement de leur corps. Or c'est également sur la question de la sexualité féminine que certains pouvoirs religieux institués - surtout catholiques et musulmans - concentrent leur attention et leurs crispations. C'est, semble-t-il, une croisade personnelle que Jean-Paul II mène, dans le contexte de cette « peste » de notre temps qu'est le sida, contre les moyens contraceptifs non naturels. Au reste, lors des conférences internationales du Caire sur la population et de Pékin sur les femmes, la presse n'a pas manqué de se faire l'écho d'une alliance objective entre les États islamiques et le Vatican contre le droit des femmes à la libre disposition de leur corps.
 
Parallèlement, la question de l'émancipation des femmes crée des tensions au sein des organisations religieuses, et les échos des discussions en cours se font entendre bien au-delà des cercles directement concernés.
Dans l'Église catholique, le maintien des positions traditionnelles sur la sexualité féminine par le biais de l'avortement et de la contraception serait en France, d'après « l'aperçu historiographique » d'Étienne Fouilloux, à l'origine de la désaffection massive des femmes et donc de l'effondrement de la pratique religieuse dans les années 60. Les femmes, toutefois, constituent encore la partie la plus nombreuse et la plus active des croyants et des pratiquants.
 Ce phénomène, repéré dès le XVIIIe siècle par les historiens du catholicisme français, est encore manifeste au XXe siècle comme le démontre Claude Langlois dans une très minutieuse étude comparée des pratiques masculines et féminines depuis la seconde partie du XIXe siècle.
Cette prédominance des femmes jusque dans les cadres paroissiaux va de pair avec des revendications de plus en plus vives concernant l'égalité des sexes dans l'Église. Elles s'expriment énergiquement, comme en témoigne la rubrique « Actualité de la recherche », dans des groupes de travail, dans des colloques comme dans des publications, et portent essentiellement sur l'accès des femmes à la théologie et au sacerdoce.
 
Le nouveau catéchisme romain (1994 ap. J.C) - suggère que, dans le creuset où s'est élaborée la culture occidentale, l'intégration des femmes dans l'ordre du sacré a toujours été placée sous le signe de la discrimination.
 Pour le catholicisme, tout est dit ou presque, semble-t-il, dans le beau récit hagiographique (XIe siècle) qui ouvre la contribution de Michel Lauwers. Après avoir rêvé qu'elle servait la messe comme un prêtre, la mère du futur saint Thierry s'éveille « terrifiée » car elle savait « que le mystère n'avait jamais été accompli par une femme » ; sa visite à une vieille prophétesse lui donne la clef du message envoyé par Dieu : elle porte un prêtre dans son ventre.
C'est dire, par le truchement d'une belle histoire, qu'il y a deux manières sexuellement différenciées d'accéder à Dieu : aux hommes, le sacerdoce et la célébration du mystère de l'eucharistie, aux femmes le contact direct et la prophétie. Mais ce grand partage entre les sexes n'est pas spécifique au catholicisme.
Les systèmes religieux abordés ici ont, semble-t-il, tendance eux aussi à distinguer deux manières d'accéder au divin, le rapport médiatisé par l'institution et le contact direct. C'est toujours avec l'institution et ses procédures que les femmes sont en délicatesse ! Elles sont exclues des actes constitutifs du culte, reléguées à leur périphérie ou interdites d'opérer. Les femmes, en revanche, ne semblent pas tenues à l'écart lorsque la relation avec la divinité se dispense de toute médiation.
 
Dans les sociétés antiques,le rite qui établit dans une incommensurable distance le partage d'un animal domestique entre les dieux et les hommes et définit leurs statuts respectifs - le sacrifice sanglant de consommation - exclut les femmes de la manipulation des instruments sacrificiels, du ruissellement du sang sur l'autel, de la cuisson et du partage de la viande.
 
Dans les Églises chrétiennes, qui ont, dès l'origine, rompu avec les sacrifices d'animaux, les femmes sont invitées à s'approcher de la table sainte et à incorporer les espèces qui euphémisent la chair et le sang du Christ. Mais elles ne peuvent pas les consacrer. Seul un homme - le prêtre - peut être, selon la formule commode de G. Dumézil, « porteur de sacré ». Le catholicisme, pour lequel lors de l'eucharistie s'accomplit le « miracle » de la transsubstantiation, les exclut du sacerdoce. Une femme n'est jamais « porteuse de sacré », mais elle peut seulement espérer être la mère d'un « porteur de sacré ».
 
 Dans le judaïsme, où la parole de Dieu est objectivée dans la Torah, les femmes, sont exclues non seulement de la manipulation du rouleau sacré, mais de la connaissance de la langue sacrée, de sa lecture et de son écriture : « mieux vaut brûler la Torah que de la confier à une femme » dit le Talmud. La parole sacrée et le discours sur la parole sacrée, sa glose et son exégèse, sont réservées aux hommes.
 

Quels sont, dans chaque configuration religieuse, les arguments qui justifient l'exclusion ou la discrimination des femmes ?

Il n'y a pas en pays grec ou latin de glose ou d'exégèse sur le rite du sacrifice sanglant qui explique pourquoi la collectivité féminine est tenue à l'écart des autels, de la viande et du sang. Il est certain que le sang des femmes, sang des menstrues, de la défloration ou de l'accouchement est une souillure. Mais l'impureté de ce sang « qui n'est pas à sa place » ne saurait tout expliquer : le sperme aussi est une souillure. Les femmes sont collectivement éloignées de la sphère sacrificielle, comme elles sont collectivement éloignées de ces entreprises à effusion sanglante que sont la chasse et la guerre. Or la crainte du « cumul du sang » - le sang « régulier » des femmes s'ajoutant au sang « accidentel » des guerriers ou des animaux - est un phénomène couramment observé dans les sociétés dites « traditionnelles ». Est-ce à dire que c'est sur leur rapport différentiel au sang que se sont construits les genres masculin et féminin ?

Avec les prescriptions du Lévitique, le judaïsme explique clairement pourquoi les femmes se voient interdire tout contact matériel et intellectuel avec la parole de Dieu. Marquées par le sang menstruel et par celui de l'accouchement qui les polluent et polluent ceux qui les touchent et les objets qu'elles touchent, elles portent toutes sortes de souillures (nidah) et doivent se purifier régulièrement par l'ablution rituelle dans le miqvé. Il y a incompatibilité entre la sexualité féminine et le sacré.

Il est curieux de constater que les Églises chrétiennes semblent avoir préféré discourir sur l'infériorité des femmes que sur l'impureté de leur sexe. Serait-ce pour mieux marquer leur rupture avec le judaïsme ?

Il est clair que les Églises chrétiennes, et notamment l'Église catholique, ont, dans la quotidienneté de leur rituel, profondément intériorisé la croyance en l'impureté des femmes marquée par le sang menstruel et l'accouchement.

Les polythéismes antiques, qui ont su composer avec « le sang des femmes », offrent, peut-être, quelques possibilités de réflexion. Ce sont, en effet, des systèmes où les femmes, en dépit de leur sexe, peuvent être « porteuses de sacré ».

En pays grec, le culte des déesses (et de quelques dieux) est assuré par des prêtresses qui en homologuent les actes. Leur service est soumis à des interdits sexuels variables : la prêtresse doit être impubère ou ménopausée et, si elle est mariée, abstinente lors de l'exercice de ses fonctions. L'accès à un ministère permet à une femme d'échapper à la tutelle exercée par l'homme de sa famille qui a pouvoir sur elle et donc d'accéder à sa majorité.

Est-ce à dire que dans des configurations religieuses où ne s'impose pas la figure d'un Dieu-Père éternel et tout-puissant, il n'y a pas incompatibilité absolue entre la féminité et le sacerdoce ?

Certes dans les polythéismes antiques, la collectivité féminine est rejetée à la périphérie du sacrifice sanglant, mais elle n'est pas, pour autant, exclue de toute manipulation des objets sacrés. En pays grec, lors des fêtes féminines, dont les hommes sont exclus, les femmes portent, touchent, se partagent, mangent les objets non sanglants que leur impose le rite. Mais nous sommes dans un système religieux qui fait une grande place aux cérémonies destinées à promouvoir la fertilité et la fécondité et qui considère qu'il y a homologie entre le sexe des femmes et la terre labourée. Est-ce à dire que lorsqu'un système religieux ne dévalorise pas la reproduction sexuée, il lui est plus facile de donner aux femmes des pouvoirs ?

Face à une institution qui les exclut ou les marginalise, les femmes privilégient, semble-t-il, le contact direct avec le divin. Faut-il, à la suite de nombreux historiens anglo-saxons, considérer le mysticisme féminin qui, du Moyen Age à l'époque contemporaine, ne cesse d'aligner saintes et béates, comme une spiritualité originale et dynamique qu'elles auraient développée en retour ?

Le grand partage qui exclut les femmes de l'institution sacrée n'est cependant ni figé ni immuable. Il fait l'objet de transgressions, de luttes, de redéfinitions des pouvoirs et de nouveaux contrôles. Quelques abbesses et chanoinesses du haut Moyen Age, par exemple, acquièrent un statut exceptionnel au sein de l'institution et concentrent entre leurs mains toutes sortes de pouvoirs, y compris pendant un temps, pour les abbesses, celui de confesser, qui les rapproche de la fonction sacerdotale. Elles doivent certainement leurs pouvoirs politiques et économiques à leur appartenance familiale prestigieuse, mais elles acquièrent aussi des pouvoirs liés à leurs savoirs (savoir sans doute exceptionnel dans le cas de Hildegarde de Bingen) et à leur maîtrise de l'écriture.

D'autres, comme les béguines refusant aussi bien le mariage que le cloître, s'imposent de fait à l'institution en formant des communautés autonomes. Nombreuses à savoir lire et écrire, elles s'approprient les textes sacrés qu'elles traduisent en langue vulgaire, brisant ainsi le monopole des clercs sur le savoir et sa transmission. Elles peuvent décrire et diffuser les expériences mystiques des plus saintes d'entre elles, expériences dont les récits hagiographiques se font aussi l'écho, en prêtant à ces femmes d'exception un statut quasiment sacerdotal. Il n'en faut pas plus pour que l'institution ecclésiastique réagisse. Par le rejet ou l'élimination physique - elles sont alors brûlées comme hérétiques - ou par l'intégration forcée dans l'institution : on les regroupe, on les dote d'un règlement pour en faire des moniales ordinaires.

Dans le monde religieux juif, c'est également l'accès des femmes à la lecture et à l'écriture, non pas de l'hébreu, langue du texte sacré dont elles sont exclues, mais du yiddish, qui modifie aussi le partage établi si strictement entre les hommes et les femmes. Claudine Fabre-Vassas montre comment, en l'espace de deux siècles, du XVIe au XVIIIe, s'effectue une véritable « refonte religieuse » sous l'effet de la diffusion d'un « yiddish de femmes » qui favorise une écriture féminine - écriture de la prière et de la supplication -, mais plus largement s'offre comme « espace de reconnaissance » d'un « féminin du religieux », à travers la diffusion massive hors des murs de la maison et du monde des femmes de tout un univers de croyances et d'observances dont elles étaient les détentrices privilégiées. Savoir féminin, « Torah des femmes » reconnu donc par l'ordre religieux masculin comme nécessaire pour tous.

Quant aux femmes du pays valencien s'emparant de la statue de la Vierge de leur cité, dont elles disputent au prêtre le droit de la déshabiller et de la rhabiller pour les grandes processions annuelles, représentées par les camareras, elles créent du sacré. Sacré, fabriqué dans le secret, mais néanmoins pleinement reconnu par l'institution ecclésiale et l'ensemble du corps social. Appropriation féminine rendue possible par le fait que la mère de Jésus est dite Vierge, que sa virginité, reconnue par le dogme et magnifiée par l'Église, est un modèle pour toute femme chrétienne et doit le rester, quels que soient son âge et son destin.



27/05/2006
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