Femmes et religions Claudine LEDUC et Agnès FINE
Quels sont, dans chaque configuration religieuse, les arguments qui justifient l'exclusion ou la discrimination des femmes ?
Il n'y a pas en pays grec ou latin de glose ou d'exégèse sur le rite du sacrifice sanglant qui explique pourquoi la collectivité féminine est tenue à l'écart des autels, de la viande et du sang. Il est certain que le sang des femmes, sang des menstrues, de la défloration ou de l'accouchement est une souillure. Mais l'impureté de ce sang « qui n'est pas à sa place » ne saurait tout expliquer : le sperme aussi est une souillure. Les femmes sont collectivement éloignées de la sphère sacrificielle, comme elles sont collectivement éloignées de ces entreprises à effusion sanglante que sont la chasse et la guerre. Or la crainte du « cumul du sang » - le sang « régulier » des femmes s'ajoutant au sang « accidentel » des guerriers ou des animaux - est un phénomène couramment observé dans les sociétés dites « traditionnelles ». Est-ce à dire que c'est sur leur rapport différentiel au sang que se sont construits les genres masculin et féminin ?
Avec les prescriptions du Lévitique, le judaïsme explique clairement pourquoi les femmes se voient interdire tout contact matériel et intellectuel avec la parole de Dieu. Marquées par le sang menstruel et par celui de l'accouchement qui les polluent et polluent ceux qui les touchent et les objets qu'elles touchent, elles portent toutes sortes de souillures (nidah) et doivent se purifier régulièrement par l'ablution rituelle dans le miqvé. Il y a incompatibilité entre la sexualité féminine et le sacré.
Il est curieux de constater que les Églises chrétiennes semblent avoir préféré discourir sur l'infériorité des femmes que sur l'impureté de leur sexe. Serait-ce pour mieux marquer leur rupture avec le judaïsme ?
Il est clair que les Églises chrétiennes, et notamment l'Église catholique, ont, dans la quotidienneté de leur rituel, profondément intériorisé la croyance en l'impureté des femmes marquée par le sang menstruel et l'accouchement.
Les polythéismes antiques, qui ont su composer avec « le sang des femmes », offrent, peut-être, quelques possibilités de réflexion. Ce sont, en effet, des systèmes où les femmes, en dépit de leur sexe, peuvent être « porteuses de sacré ».
En pays grec, le culte des déesses (et de quelques dieux) est assuré par des prêtresses qui en homologuent les actes. Leur service est soumis à des interdits sexuels variables : la prêtresse doit être impubère ou ménopausée et, si elle est mariée, abstinente lors de l'exercice de ses fonctions. L'accès à un ministère permet à une femme d'échapper à la tutelle exercée par l'homme de sa famille qui a pouvoir sur elle et donc d'accéder à sa majorité.
Est-ce à dire que dans des configurations religieuses où ne s'impose pas la figure d'un Dieu-Père éternel et tout-puissant, il n'y a pas incompatibilité absolue entre la féminité et le sacerdoce ?
Certes dans les polythéismes antiques, la collectivité féminine est rejetée à la périphérie du sacrifice sanglant, mais elle n'est pas, pour autant, exclue de toute manipulation des objets sacrés. En pays grec, lors des fêtes féminines, dont les hommes sont exclus, les femmes portent, touchent, se partagent, mangent les objets non sanglants que leur impose le rite. Mais nous sommes dans un système religieux qui fait une grande place aux cérémonies destinées à promouvoir la fertilité et la fécondité et qui considère qu'il y a homologie entre le sexe des femmes et la terre labourée. Est-ce à dire que lorsqu'un système religieux ne dévalorise pas la reproduction sexuée, il lui est plus facile de donner aux femmes des pouvoirs ?
Face à une institution qui les exclut ou les marginalise, les femmes privilégient, semble-t-il, le contact direct avec le divin. Faut-il, à la suite de nombreux historiens anglo-saxons, considérer le mysticisme féminin qui, du Moyen Age à l'époque contemporaine, ne cesse d'aligner saintes et béates, comme une spiritualité originale et dynamique qu'elles auraient développée en retour ?
Le grand partage qui exclut les femmes de l'institution sacrée n'est cependant ni figé ni immuable. Il fait l'objet de transgressions, de luttes, de redéfinitions des pouvoirs et de nouveaux contrôles. Quelques abbesses et chanoinesses du haut Moyen Age, par exemple, acquièrent un statut exceptionnel au sein de l'institution et concentrent entre leurs mains toutes sortes de pouvoirs, y compris pendant un temps, pour les abbesses, celui de confesser, qui les rapproche de la fonction sacerdotale. Elles doivent certainement leurs pouvoirs politiques et économiques à leur appartenance familiale prestigieuse, mais elles acquièrent aussi des pouvoirs liés à leurs savoirs (savoir sans doute exceptionnel dans le cas de Hildegarde de Bingen) et à leur maîtrise de l'écriture.
D'autres, comme les béguines refusant aussi bien le mariage que le cloître, s'imposent de fait à l'institution en formant des communautés autonomes. Nombreuses à savoir lire et écrire, elles s'approprient les textes sacrés qu'elles traduisent en langue vulgaire, brisant ainsi le monopole des clercs sur le savoir et sa transmission. Elles peuvent décrire et diffuser les expériences mystiques des plus saintes d'entre elles, expériences dont les récits hagiographiques se font aussi l'écho, en prêtant à ces femmes d'exception un statut quasiment sacerdotal. Il n'en faut pas plus pour que l'institution ecclésiastique réagisse. Par le rejet ou l'élimination physique - elles sont alors brûlées comme hérétiques - ou par l'intégration forcée dans l'institution : on les regroupe, on les dote d'un règlement pour en faire des moniales ordinaires.
Dans le monde religieux juif, c'est également l'accès des femmes à la lecture et à l'écriture, non pas de l'hébreu, langue du texte sacré dont elles sont exclues, mais du yiddish, qui modifie aussi le partage établi si strictement entre les hommes et les femmes. Claudine Fabre-Vassas montre comment, en l'espace de deux siècles, du XVIe au XVIIIe, s'effectue une véritable « refonte religieuse » sous l'effet de la diffusion d'un « yiddish de femmes » qui favorise une écriture féminine - écriture de la prière et de la supplication -, mais plus largement s'offre comme « espace de reconnaissance » d'un « féminin du religieux », à travers la diffusion massive hors des murs de la maison et du monde des femmes de tout un univers de croyances et d'observances dont elles étaient les détentrices privilégiées. Savoir féminin, « Torah des femmes » reconnu donc par l'ordre religieux masculin comme nécessaire pour tous.
Quant aux femmes du pays valencien s'emparant de la statue de la Vierge de leur cité, dont elles disputent au prêtre le droit de la déshabiller et de la rhabiller pour les grandes processions annuelles, représentées par les camareras, elles créent du sacré. Sacré, fabriqué dans le secret, mais néanmoins pleinement reconnu par l'institution ecclésiale et l'ensemble du corps social. Appropriation féminine rendue possible par le fait que la mère de Jésus est dite Vierge, que sa virginité, reconnue par le dogme et magnifiée par l'Église, est un modèle pour toute femme chrétienne et doit le rester, quels que soient son âge et son destin.