La femme fatale

               Le XIXe siècle est sans nul doute un des terreaux les plus fertiles où poètes et artistes fraternisent, où de multiples correspondances existent entre littérature et peinture. Ces contacts se retrouvent dans le choix des sujets, dans l'attrait de mythes similaires. Si des peintres puisent leurs sources d'inspiration dans le roman et le théâtre, des écrivains empruntent leurs héros aux tableaux.

Que la femme soit le grand sujet de l'art, il s'agit là d'une tradition devenue banalité. Mais la reproduction presque compulsive du motif féminin en cette fin de XIXe siècle fait prendre au Symbolisme un nouveau tournant. Lorsque l'on scrute ces images de femmes, on est amené à de curieuses constatations. Si les uns continuent à perpétuer les louanges à cette muse, cette mère, cette madone, pure, chaste, célébrant la femme comme naturellement bonne, altruiste, prête à tous les sacrifices, les autres affirment avec une même conviction que la femme – en tant qu'objet de désir – est tout aussi naturellement empreinte de fausseté, de cruauté et de mensonge, prônant la perversité qui mène l'homme à sa déchéance. Dans ce contexte de mythologie féminine, la femme fatale n'est pas - pas seulement - la femme qui annihile; elle peut se confondre avec la mégère redoutable gâchant la vie de l'homme, avec la dépravée immorale, avec la trop grande beauté au pouvoir néfaste qui fait dire à l'homme victime : De quel indéfectible sortilège disposes-tu, ô terrifiante ?

Du héros romantique au martyr symboliste

En fait, l'homme de la fin du XIXe siècle semble bien être terrorisé par la femme. Alors que le Romantisme du temps de Byron fait de l'homme un acteur volontaire et un héros, le Symbolisme des années 1880-1890 veut voir en lui un parfait martyr. Sigmund Freud interprète : Là où [l'homme] a posé un tabou, c'est qu'il redoute un danger et on ne peut rejeter le fait que toutes ses prescriptions d'évitement trahissent une crainte essentielle à l'égard de la femme. Peut-être ce qui fonde cette crainte, c'est le fait que la femme est autre que l'homme, qu'elle apparaît incompréhensible, pleine de secret, étrangère et pour cela ennemie.

S'il est un artiste qui montre la femme sous toutes ses figures, et sous toutes ses formes à cette époque, jeune ou âgée, riche ou pauvre, robuste ou malingre, charmante ou cruelle, innocente ou coupable, c'est bien le belge Félicien Rops. Imprégné de démonisme, il traduit son temps, empreint de l'amour, du sexe, de la mort et de la souffrance par le biais de la femme, source de vices. Celle-ci, souvent à demi-nue, portant des bas sombres, des hauts gants, est alors plus indécente et provocante que si elle était complètement dévêtue. Joris-Karl Huysmans l'évoque en ces termes : [...] la femme essentielle et hors du temps, la Bête vénéneuse et nue, la mercenaire des Ténèbres, la serve absolue du Diable.

Au fil d'une trentaine d'années, on assiste à une évolution du type de la femme, qui passe de la mélancolie des Préraphaélites, de la nudité innocente de Pierre Puvis de Chavannes, des vertus familiales et religieuses de Maurice Denis, des vahinés simples et primitives de Paul Gauguin, des Bretonnes de Paul Sérusier, des jeunes filles rêveuses de Henri Le Sidaner, à la beauté inquiétante des héroïnes de Lucien Lévy-Dhurmer – et fatale des toiles de Gustave Moreau aux provocatrices capiteuses et parfois morbides de Gustav Klimt, aux sensuelles et voluptueuses séductrices de Fernand Khnopff, relayées magistralement par les poèmes de Charles Baudelaire. La légende, la mythologie, l'histoire permettent aux artistes d'engendrer des créatures extraordinaires : Dalila, Eve, Hérodiade, Judith, Lilith, Salomé; sans compter les scènes de genre mythologique : Ulysse et les Sirènes, Orphée et les Ménades, Saint Antoine et les Tentatrices, ainsi que les groupes : les Erinyes, les Gorgones, les Parques.

Si l'archétype de la femme fatale s'échappe sans doute de la nuit des temps, son image dans la peinture occidentale est toutefois plus récente. Elle appartient à une mythologie du mal qui est le produit de la dégradation et de la transformation d'un mythe qui a fasciné l'époque romantique : le mythe satanique. Celui-ci va s'intérioriser, se dissoudre en cette fin de siècle, en un malaise, une névrose que les artistes tantôt dénoncent comme un facteur de déclin, tantôt revendiquent comme un nouveau moyen d'appréhender la réalité et la perçoivent comme la marque de l'homme de génie. Ce déséquilibre qui ne s'improvise pas, se manifeste sous diverses formes : la perversité, le sadisme, le satanisme; dans leur sillage apparaissent de nouvelles valeurs esthétiques : le laid, l'horrible, le morbide.

Chez la femme fatale, l'être disparaît sous l'apparence, le corps sous l'artifice, elle séduit les âmes fin-de-siècle car elle stimule l'imagination. Elle incarne le mystère, l'ambiguïté physique et morale, l'équivoque, le danger. En figurant une véritable énigme, elle réagit contre la conception naturaliste de l'amour banal, grossier, ravalé au rang d'instinct. Cet archétype manifeste le désir de fuir l'ennui et de connaître des sensations nouvelles et inconnues ainsi qu'un certain abandon aux forces obscures et irrationnelles. En séduisant les hommes pour les conduire à leur perte, elle rejoint la créature que Satan utilise pour détourner les hommes du bien. Nombreux sont les peintres qui proposent une femme, monstrueuse ou artificielle, sortie tout droit de leur imagination, de leurs désirs ou de leurs peurs.

Où l'on croise à nouveau Rops et Delville

Ainsi Félicien Rops lorsqu'il réalise le frontispice de l'Initiation sentimentale de Joséphin Péladan. Cette aquarelle rehaussée de crayon nous offre en figure centrale, une représentation d'Eros, avec ailes et carquois, associée à un squelette dont le bas n'est autre que le corps d'une femme, mêlant ainsi mort et luxure en une seule figure. Le texte esquissé en quelques mots sous l'oeuvre relaie une formule de saint Thomas : Diaboli virtus in lombis – la force du Diable est dans les reins, ce qui achève de conférer à ce dessin toute la puissance mortifère de l'amour où la femme est tentatrice suprême et ultime, l'homme décapité n'étant pas sans rappeler la décollation de Jean-Baptiste. Cette image oscille entre le grotesque et l'icône effrayante, entre la caricature et la prémonition. Angoissante au premier regard, elle a pour but de susciter l'indignation, voire une riposte de la gent masculine, justifiant ainsi une haine misogyne incarnée par des brutalités à l'époque moins symboliques que morales.

Au fond du gouffre satanique sur le bord duquel l'homme vacille, se retrouve un dessin du peintre théoricien belge Jean Delville : L'idole de la perversité, illustration puissante de la force du Mal alliée à la femme. D'une nudité provocante, le torse et les seins en avant sous un tulle moucheté, la femme obsessionnelle observe à travers les fentes menaçantes de ces prunelles, ses prochaines victimes. Un sourire à peine perceptible, énigmatique, anime le visage impassible de cette femme-démon, auréolée d'une coiffe fleurie où un serpent se glisse sournoisement, laissant reposer sa queue dans la gorge impudique de cette idole. L'artiste nous livre en un pendant littéraire à ce dessin un texte extrait du recueil Le Frisson du Sphinx, nommé l'Inconnue, qui exprime l'incertitude et les appréhensions de l'homme face aux mystères dangereux et insondables de la femme en ces quelques phrases : Hélas ! Peut-on jamais en ton regard mouvant, Femme, par le bien et par le mal hantée, reconnaître l'archange ou la prostituée ?

Salomé : danse, danse...

S'il est bien un personnage féminin privilégié dans l'imaginaire symboliste de cette fin de siècle à travers toute l'Europe, c'est bien celui de Salomé. Poètes, romanciers, peintres et musiciens, de Mallarmé à Strauss en passant par Moreau, Flaubert, Massenet, Huysmans, Laforgue, Redon, Wilde, Beardsley, Klimt, tous sont fascinés par l'épisode biblique évasif des Evangiles selon saint Mathieu (14,11) et selon saint Marc (6,17) qui relate la danse des sept voiles de Salomé et la décollation de Jean-Baptiste. Cette princesse juive ne symbolise pas seulement la figure traditionnelle de la Luxure; elle désigne aussi la hantise fondamentale d'une époque qui découvre les puissances inquiétantes de l'inconscient et qui cherche à exorciser par la psychiatrie le trouble horrifié d'une sexualité exacerbée et par là même diabolisée. Les justifications scientifiques et le discours médical dominant de ces années-là qui concourent à désigner le sexe de la femme comme la source de tous les maux et de tous les détraquements physiques (la syphilis) et mentaux (l'hystérie), contribuent à cristalliser les phantasmes d'une époque perdue dans les vertiges d'une sexualité trouble.

La scandaleuse mise en valeur de Salomé manifeste le pouvoir démoniaque de la séduction féminine et l'impureté de la danse. En art, le thème de la danse représente d'une part, la communication d'homme à homme par le corps, le contact entre deux êtres; d'autre part, il s'agit d'un dépassement de cette simple relation pour atteindre une véritable correspondance avec le rythme intime de la vie. Salomé, quant à elle, dans la grâce et la splendeur démoniaque de ses formes ondulantes, si elle symbolise le rapport à la vie, c'est une vie bien fragile dont le fil menace de se rompre. August Graf von Platen n'écrivait-il pas : Qui a vu de ses yeux la beauté est déjà marqué par la mort ?

Le mythe de Salomé peut donc se lire à deux niveaux : il dénonce l'horreur de la femme réelle, cet être hystérique fatal aux artistes; il satisfait, parallèlement, dans le cadre de l'imaginaire, un goût antinaturaliste pour ces formes privilégiées de transgression de la nature que sont les perversions sexuelles. Elément supplémentaire, dans la multiple iconographie des femmes fatales, celle de Salomé pose le problème particulier de la peinture religieuse. En effet, c'est bien au discours religieux qu'appartient la figure de la jeune danseuse, et toutes les églises dédiées à saint Jean-Baptiste sont décorées de représentations du banquet d'Hérode. Ce sont des scènes qui regorgent d'ambiguïté : le festin sert de prétexte à des évocations principalement décoratives dont le pivot immoral mais esthétique, est la danse aux sept voiles de la jeune princesse bien plus que le supplice du premier des martyrs (bien que Salomé n'ait d'existence que parce qu'elle est l'instrument de la mort du saint).

La femme, l'homme et le cochon

La femme fatale inspirant à la fois la passion du désir et la pulsion de mort – existe-t-il pour cela meilleure illustration que les Diaboliques et les Sataniques de Félicien Rops, où la "Ropsienne" se définit comme un véritable fauve à face humaine, créature souple et puissante, née pour toutes les lubricités mélancoliques et tous les cynismes raffinés – la femme fatale incarne la possession et la dépossession. La plus célèbre de ces ropsiennes étant sans doute aucun, la femme affichée dans Pornokratès. Dans l'illustration de cette marche triomphante, c'est le cochon qui semble donner le pas, doté d'une forte charge érotique et diabolique, ce que sa queue dorée à l'or fin confirme en alliant en une seule image, vice et vénalité. Certains voient en ce cochon le symbole de la luxure et du lucre pilotant la femme, qui n'a pour seule excuse que son aveuglement; d'autres y perçoivent l'image de l'homme, bestial et stupide, mené en laisse par la femme. Cette dernière, selon les règles du demi-nu ropsien, est parée d'attributs qui soulignent sa nudité en la concentrant sur les zones érotiquement signifiantes : la poitrine, le ventre et les cuisses. Autant de colifichets qui arrache la femme à une nudité brute pour la rendre encore plus perverse et désirable...

Qu'elle ait la noblesse que confère la mythologie ou qu'elle jaillisse de la perversité du siècle, la femme fatale présente toujours aux yeux de l'homme la même alliance de mal et d'artifice


25/01/2006
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