La nouvelle mythologie du sabbat des sorcières

Il existe un consensus dans la recherche historique selon lequel les accusations pour maleficium éparpillées durant le Moyen Âge se sont transformées en accusations de sorcellerie massives et épidémiques à partir du moment où, dans le premier quart du xve siècle, les notions de la sorcellerie traditionnelle s'amalgamèrent avec la mythologie plus récemment inventée du sabbat diabolique des sorcières. Joseph Hansen a donné la définition suivante de cette nouvelle forme de sorcellerie : « ce sont principalement des femmes, qui passent un pacte avec le démon pour détruire l'humanité avec son aide, elles s'organisent en sectes hérétiques, participent régulièrement au sabbat des sorcières présidé par le démon pendant la nuit, elles se rendent aux réunions en volant dans les airs grâce à l'aide du démon, et elles commettent des actes sexuels infâmes avec lui ». Depuis que la recherche historique reconnaît l'importance de cette mutation du début du xve siècle, il y a des débats constants sur l'importance relative des facteurs divers qui ont contribué à ce changement.

L'explication la plus largement acceptée est que les sorcières auraient hérité des principaux éléments du sabbat à partir des stéréotypes inquisitoriaux formulés lors de la persécution des mouvements hérétiques médiévaux, et plus tard des Chevaliers du Temple, accusés eux aussi de messes noires infâmes et de pactes avec le diable. De même, la relation des Vaudois avec les sorcières semble ressortir du fait que le mot vauderie devint au xve siècle l'un des noms les plus fréquents pour désigner la sorcellerie diabolique. Élargissant encore l'enquête, on a récemment proposé comme sources possibles de la sorcellerie diabolique les stéréotypes du xive siècle formulés lors des persécutions d'autres boucs-émissaires, tels que les juifs et les lépreux. De plus, l'analyse détaillée de plusieurs centaines de procès de sorcières du début du xve siècle en Suisse, dans le Dauphiné et en Savoie, et leur confrontation avec d'autres procès visant dans la même région les Vaudois – qui se retirèrent dans les Alpes à la fin du Moyen Âge – ou encore à d'autres hérétiques ont confirmé les effets des procédures inquisitoriales sur l'émergence du nouveau stéréotype que constituait le sabbat des sorcières.

Mais deux autres hypothèses peuvent également être évoquées : d'abord, le fait que dans les procès, qui commencèrent à se multiplier à la fin du xive siècle, les accusations traditionnelles pour maleficia étaient de plus en plus souvent interprétées suivant le lexique de l'invocation démoniaque et de la « magie noire », telle qu'elle apparaissait dans le genre désormais prolifique des livres magiques ; la sorcellerie proviendrait alors d'une évolution du statut des rituels magiques. Enfin, la sorcellerie pourrait puiser ses origines dans les diverses mythologies populaires, ainsi que le suggère l'analyse des croyances chamaniques ou des croyances dans les fées, hypothèse dont nous avons déjà eu l'occasion de parler ici.

Nous trouvons chez Nider l'une des premières descriptions des réunions secrètes de la secte des sorcières adorant le démon, sacrilèges et dévoreuses d'enfants. On pourrait s'attendre à ce que le premier groupe d'explications sur l'origine du sabbat des sorcières, celui qui met en avant les stéréotypes inquisitoriaux anti-hérétiques, trouve un soutien considérable dans ces descriptions. En effet, les scènes d'orgies extatiques et de fêtes de la secte hérétique libertine où l'on déflore une virgo de soixante-six ans – que Nider ne rattache certes pas à la secte des sorcières décrite dans un autre chapitre de son livre – fournissent cependant autant d'aperçus intéressants concernant la création de la nouvelle image du sabbat des sorcières, à l'instar des récits du juge Pierre, ou de l'inquisiteur dominicain d'Autun. Néanmoins, il est difficile de comprendre pourquoi Nider, qui fournit un récit prolixe sur les Hussites, les Adamites et les frères du Libre Esprit, ne consacre pas une seule ligne aux Vaudois, mise à part une référence sans consistance. Cela est d'autant plus curieux qu'à Fribourg, en 1430, au moment même où Nider suivait avec beaucoup d'attention les extases spectaculaires de Madeleine Beutlerin, se déroulaient des procès contre les Vaudois, sous l'égide de l'inquisiteur Ulric de Torrenté, qui devint ensuite célèbre pour ses persécutions implacables de sorcières aux alentours de 1438 dans la région de Vevey et de Neuchâtel.

Si l'on regarde de près les explications de Nider en fonction de la deuxième hypothèse, c'est-à-dire celle d'un rituel magique qui conduirait à la nouvelle mythologie diabolique du sabbat, on trouve aussi des indications utiles. La figure très détaillée du sorcier Scaedeli, que Nider nomme in maleficii magistrum, soumis aussi à la torture, ne « confesse » pas les histoires récemment inventées de la secte des sorcières, mais plutôt les histoires traditionnelles du sorcier solitaire qui opère grâce à la « magie noire » : les lézards enterrés sous le seuil de la porte causant la stérilité, l'évocation du prince des démons par des incantations, un poulet noir dont le cou est tranché au croisement d'une route, et qui est par la suite lancé en l'air. Nider mentionne un autre magicien, un moine étrange du couvent des Écossais de Vienne, qui évoque le démon avec l'aide de libros daemonum de Necromantia, et qui, plus tard, se repent de ce péché horrible. L'auteur décrit également les différentes recettes de la magie amoureuse, et même des essais concrets.

Pour nourrir la troisième hypothèse sur l'origine de la nouvelle mythologie de la sorcellerie, à savoir l'impact des motifs traditionnels des croyances populaires, on découvre dans le livre de Nider un épisode qui propose une description du fonctionnement des opposants traditionnels aux sorcières dans le cadre du village, les devins, ainsi que de leurs ruses populaires que Nider nomme, de manière caractéristique, des maleficia. Ces opposants voient dans le plomb fondu, et essaient de faire souffrir la prétendue sorcière par des moyens symboliques. Nider, néanmoins, ne recommande pas cette manière de se confronter au mal causé par les sorcières : « on devrait plutôt mourir que se tourner vers de telles pratiques », ou plutôt on devrait se tourner vers les « moyens licites » offerts par la médiation des saints. On peut aussi découvrir la sorcellerie traditionnelle destinée à procurer ou réduire la fertilité dans les récits de Scaedeli ; celui-ci était capable de transférer un tiers de la moisson de n'importe qui dans son propre territoire, de provoquer la grêle, la foudre et le vent ravageur et de causer la stérilité chez les animaux et chez les hommes. En somme, on peut considérer que Nider ne donne pas de preuves décisives pour l'une ou l'autre des explications rendant compte de l'origine du sabbat des sorcières.

Grâce aux recherches récentes, on dispose maintenant d'un large faisceau de nouvelles sources à propos des persécutions pour sorcellerie au début du xve siècle dans les régions alpines : le traité d'un juge séculier Claude Tholosan intitulé Ut magorum et maleficiorum errores manifesti ignorantibus fiant, daté des alentours de 1436 et fondé sur plusieurs centaines de procès de sorcières dans la région de Briançon; le traité Errores Gazariorum, auquel l'édition et les analyses nouvelles assignent un rôle encore plus fondamental que celui qu'on lui prêtait, et le récit composé par le chroniqueur lucernois Hans Fründ au sujet des chasses aux sorcières en Valais entre 1428 et 1430. À partir de ces documents, qui ont récemment été confrontés aux énoncés de Nider par diverses analyses, nous obtenons une image plus détaillée des caractéristiques de cette « toute récente secte » des sorcières, et nous comprenons mieux comment s'est formée la mythologie du sabbat des sorcières telle que nous la révèlent les siècles postérieurs.


25/01/2006
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