Le sabbat, l'image inverse du chamanisme au village ?
Pour les parallèles avec le chamanisme, Carlo Ginzburg, dans son analyse récente de ces mêmes sources, considérait la description détaillée du vol magique des sorcières au sabbat comme l'élément le plus significatif.
Claude Tholosan d'une part met l'accent sur le fait que les sorcières qui disent se déplacer physiquement (corporaliter) aux assemblées (synagoga) sont une « illusion » suggérée par le démon dans leur sommeil ; d'autre part, il consigne pourtant chaque bribe d'information sur le sujet dans son texte.
Il explique que les sorcières vont à leur conclave sur leur bâton magique graissé avec l'onguent fabriqué avec des enfants ; parfois, elles chevauchent un balai ou le dos d'animaux sauvages.
Mais il me semble acceptable de penser que le voyage de l'âme, comme motif du vol extatique des sorcières, la notion d'onguent des sorcières, et la métamorphose de l'âme quittant le corps sous la forme d'un animal, puissent être interprétées avec Carlo Ginzburg comme le « substrat chamanique » de la culture européenne.
À partir du moment où on a parlé pour la première fois du vol d'une sorcière pour l'assemblée, le vol de l'âme devint un leitmotiv de toute la mythologie des sorcières.
Nous pouvons détecter des influences moins directes dans l'idée d'un démon principal donnant la cadence du quadrille des sorcières en frappant son tambour, et dans le fait que des démons prennent la forme d'animaux comme l'ours et le bélier. Dans la même veine, nous trouvons Hans Fründ – et les procès des sorcières qu'il décrit – qui relie la notion de loups-garous à celle de sorcières, et accuse les sorcières de se transformer en loups et de piller les troupeaux de moutons et de chèvres.
Bien que la croyance aux loups-garous soit sans aucun doute d'origine chamanique, cette accusation est surtout en rapport avec un autre facteur de développement à grande échelle des witch panics, à savoir le fait d'identifier la sorcière comme la cause des déboires agricoles de la communauté.
Cette partie des Errores Gazariorum a reçu moins d'attention que les récits morbides du sabbat des sorcières ; pourtant, le texte donne des détails sur ce qui était probablement un lieu commun au Moyen Âge.
Si « les gens meurent dans certaines villes et les villages, et que dans d'autres régions voisines règne le plus grande insalubrité de l'air », ce sont les sorcières qui sont responsables, car elles répandent dans l'air depuis le sommet des montagnes leur poudre faite à partir d'animaux vénéneux.
« Par mauvais temps ils se sont réunis en grand nombre dans les montagnes, à la demande du diable, pour briser de la glace... [ils] charient la glace dans l'air pendant une tempête, avec l'aide du diable, en se servant aussi de leur bâton, pour détruire les terres fertiles de leurs ennemis et de tous les voisins ».
Les préoccupations quotidiennes sont présumées concerner aussi les sorcières. Selon l'auteur du traité anonyme, le démon attire plus vraisemblablement ceux « qui ne peuvent vivre pacifiquement sans s'adjoindre beaucoup d'ennemis ».
Un autre groupe de candidats est constitué de ceux qui sont devenus pauvres à la suite d'une vie de débauche, mais qui ne veulent pas renoncer à leur style de vie dissolue : ceux-là, le diable « les conduit dans les maisons de puissants dignitaires, nobles bourgeois et autres, dans les maisons desquels il sait que se trouvent les nourritures et le vin qui vont satisfaire leur volonté et leur désir... Ils y restent jusqu'au milieu de la nuit environ... après avoir suffisamment mangé et bu, chacun retourne à ses affaires ».
Cette razzia sur les provisions, variante du sabbat des sorcières, et qui est aussi fréquente dans les descriptions provenant des villageois hongrois, tient une place importante dans le récit de Hans Fründ.
Il explique comment les sorcières utilisent « des matières viles » (bos materye) pour remplacer le vin volé dans les caves et donne un récit détaillé de ce qui incite les gens à la sorcellerie. Le malin leur promet la richesse, ainsi que la puissance et la possibilité de se venger de ceux qui leur ont fait du tort : « il convainc ces mêmes personnes en s'appuyant sur l'orgueil, l'avarice, la jalousie, la haine et l'hostilité qu'un homme peut ressentir à l'encontre de son prochain ».
Les documents des procès du Dauphiné évoquent nombre de ces accusations : ainsi celle d'empoisonner le puits d'un voisin.
Remarquons que ce ne sont pas des contes fantastiques racontés sous la torture. Cela reflète le raisonnement du chasseur de sorcière traditionnel, ou plutôt la tension moralisatrice de ce raisonnement : la tendance à projeter sur ces femmes l'image de l'ennemi collectif qui contrevient à la cohésion sociale et économique de la communauté.
Analysant le récit de Nider, tout particulièrement les accusations lancées à l'encontre de Scaedeli, Arno Borst a attiré l'attention sur les tensions sociales dissimulées derrière les chasses aux sorcières, selon une approche qui relève de « la sociologie des accusations » en vogue parmi les chercheurs anglo-saxons.
Vu sous ce jour, le fait que, pendant la chasse aux sorcières des années 1430, les sorcières étaient les boucs émissaires des problèmes liés à la fertilité de la communauté – tant personnelle qu'agricole – qui sont traduits en des termes plus dangereux et effrayants que jamais, doit sembler aussi significatif que la mise en place, à la même époque, du sabbat comme fin ultime de la mythologie des sorcières.
Le nouveau lexique décrit une sorcière qui n'est plus motivée par les intérêts personnels et familiers de la jeteuse de sorts traditionnelle et du voleur de lait de vache ; la nouvelle sorcière appartient à une secte organisée, qui saccage et pille avec l'aide du démon, qui possède des poisons efficaces avec lesquels elle détruit tout.
Ces potions ne sont pas des philtres d'amour pour allumer le désir ou rendre impuissant ; ces sorcières tuent des petits enfants, les leurs et ceux des autres (dans le ventre des mères ou dans le lit des parents) ; les pratiques dans lesquelles elles s'engagent ne sont pas seulement immorales, mais perverses : ce sont des orgies impitoyables, au cours desquelles les sorcières deviennent elles-mêmes les concubines du diable.