Le tribunal secret de Westphalie
Le tribunal secret, qu'on pourrait appeler aussi l'inquisition du Nord, mérite de figurer ici, puisqu'il fut élevé par la superstition et le fanatisme. L’histoire ne nous a conservé sur cet établissement que des notions peu satisfaisantes, parce que les francs juges qui le composaient s'engageaient, par un serment terrible, à la discrétion la plus absolue, et que ce tribunal était si fort redouté, lorsqu'il florissait en Westphalie et en Allemagne, qu'on osait à peine prononcer son nom. C'est pourquoi, comme il serait impossible de présenter au lecteur un morceau bien suivi, nous nous contenterons de rassembler ce qu'on à écrit de plus curieux à ce sujet, mais sans en garantir l'authenticité.
- Charlemagne, vainqueur des Saxons, envoya un ambassadeur au pape Léon III, pour lui demander ce qu'il devait faire de ces rebelles, qu'il ne pouvait ni dompter, ni exterminer. Le saint père, ayant entendu le sujet de l'ambassade, se leva sans rien répondre et alla dans son jardin, où, ayant ramassé des ronces et des mauvaises herbes, il les suspendit à un gibet qu'il venait de former avec de petits bâtons. L'ambassadeur, à son retour, raconta à Charlemagne ce qu'il avait vu ; et celui ci institua le tribunal secret de Westphalie, pour forcer es païens du nord à embrasser le christianisme, et pour faire mourir les incrédules.
Une politique barbare autorisa longtemps les jugements ténébreux de ces redoutables tribunaux qui remplirent l'Allemagne de délateurs, d'espions et d’exécuteur. Le tribunal secret connût bientôt de tous les crimes, et même des moindres fautes, de la transgression du décalogue et des lois de l'église, des irrévérences religieuses, de la violation du carême, des blasphèmes.
Son autorité s’étendait sur tous les ordres de l’état ; les électeurs, les princes, les évêques même y furent soumis, et ne pouvaient en être exemptés que par le pape ou par l'empereur. Par la suite néanmoins, les ecclésiastiques et les femmes furent soustraits de sa juridiction. Plusieurs princes protégèrent cet établissement, parce qu'il leur était utile pour perdre ceux qui avaient le malheur de leur déplaire.
Les francs juges étaient ordinairement inconnus. Ils avaient des usages particuliers et des formalités cachées pour juger les malfaiteurs ; et il ne s'est trouvé personne à qui la crainte ou l'argent aient été révéler le secret. Les membres du tribunal parcouraient les provinces, pour connaître les criminels, dont ils prenaient les noms ; ils les accusaient ensuite devant les juges secrets rassemblés ; on les citait ; on les condamnait ; on les inscrivait sur un livre de mort ; et les plus jeunes étaient obligés d’exécuter la sentence.
Tous les membres du tribunal secret faisaient cause commune ; et, quand bien même ils ne s'étaient jamais vus, ils avaient un moyen de se reconnaître qui nous est inconnu, aussi bien que la plupart de leurs pratiques. Quand le tribunal avait proscrit un accusé, tous les francs juges avaient ordre de le poursuivre, jusqu’à ce qu'ils l'eussent trouvé ; et celui qui le rencontrait était obligé de le tuer. S'il était trop faible pour se rendre maître du condamné, ses confrères étaient forcés, en vertu d'un serment terrible de se prêter main forte.
Quelquefois on sommait l'accusé de comparaître, par quatre citations. Souvent aussi, au mépris de toutes les formes judiciaires, on le condamnait sans le citer, sans l'entendre, sans le convaincre. Un homme absent était légalement perdu ou assassiné, sans que l'on connût ni le motif, ni les auteurs de sa mort.
Il était point lieu qui ne pût caché et à l'abri de toute surprise. les sentences se rendaient toujours au milieu de la nuit. Ceux qui étaient chargés de citer l'accusé épiaient, dans les ténèbres, le moment favorable pour afficher à sa porte la sommation de comparaître devant le tribunal des invisibles.
Les sommations portaient d'abord le nom du coupable, écrit en grosses lettres, puis le genre de ses crimes vrais ou prétendus, soit comme sorcier, ou comme traître, ou comme impie etc. ..., ensuite ces mots :
La personne citée se rendait sur un carrefour où aboutissaient quatre rues. Un franc juge masqué et couvert d'un manteau noir s’approchait lentement en prononçant le nom du coupable qu'il cherchait. Il l'emmenait en silence et lui jetait sur le visage un voile épais pour l’empêcher de reconnaître le chemin qu'il parcourait. On descendait dans une caverne.Tous les juges étaient masqués et ne parlaient que par signes, jusqu'au moment du jugement. Alors on sonnait une cloche ; le lieu s'éclairait, l'accusé se trouvait au milieu d'un cercle de juges, vêtus de noir. On lui découvrait le visage, et on procédait à son jugement.
Mais il était rare qu'on citât de la sorte, hormis pour les fautes légères. il était plus rare encore que la personne citée comparût. Le malheureux que les francs juges poursuivaient se hâtait de quitter la Westphalie, trop heureux, en abandonnant tous ses biens, d'échapper aux poignards des invisibles.
Quand les juges, chargés d’exécuter les sentences du tribunal avaient trouvé leur victime, ils la pendaient , avec une branche de saule, au premier arbre qui se rencontrait sur le grand chemin. Poignardaient 'ils, ils attachaient le cadavre à un tronc d'arbre, et y laissaient le poignard, afin qu'on sût qu'il n'avait pas été assassiné, mais exécuté par un franc juge.
Il n'y avaient rien à objecter aux sentences de ce tribunal ; il fallait exécuter sur le champ avec la plus parfaite obéissance. Tous les juges étaient engagés, par un serment épouvantable, à dénoncer, en cas de délit, père, mère, soeur, ami, parent, sans exception ; et à immoler ce qu'ils auraient de plus cher, dès qu'ils en recevaient l'ordre : celui qui ne donnait point la mort à son frère condamné, la recevait aussitôt.
On peut juger de l'obéissance servile qu'exigeait le tribunal secret, de la part de ses membres, par ce mot du duc Guillaume de Brunswick, qui était du nombre des francs juges :
Il arriva quelquefois qu'un franc juge, rencontrant un de ses amis condamné par le tribunal secret, l'avertit du danger qu'il courrait en lui disant : On mange d'ailleurs aussi bon pain qu'ici. Mais dès lors les francs juges ses confrères étaient tenus par leur serment de pendre le traître, sept pieds plus haut que tout autre criminel condamné au même supplice.
Un tribunal si détestable, sujet à des abus si criants et si contraires à toute raison et à toute justice, subsista pourtant pendant plusieurs siècles en Allemagne. Il devint si terrible que la plupart des gentilshommes et des princes furent obligés de s'y faire agréer. Vers la fin du XIV siècle, on le vit s’élever tout à coup à un degré de puissance si formidable, que l'Allemagne entière en fut épouvantée. Quelques historiens affirment qu'il n'y avait à cette époque, dans l'empire, plus de cent mille franc juges qui, par toutes sortes de moyens, mettaient à mort quiconque avait été condamné par leur tribunal. Dès que la sentence était prononcée, cent mille assassins étaient en mouvement pour exécuter, et nul ne pouvait se flatter d'échapper à leurs recherches.
On raconte que le Duc Fréderic de Brunswick, condamné par les francs juges, s'étant éloigné de sa suite, à peu près de la portée d'un arc, le chef de ses gardes, impatienté de sa longue absence, le suivit, le trouva assassiné, et vit encore le meurtrier s'enfuir.
Enfin, après avoir été reformé à plusieurs reprises, par quelques empereurs qui rougirent des horreurs que l'on commettait en leur nom, le tribunal secret souillé de tant de crimes, fut entièrement aboli par l'empereur Maximillien I er au commencement du XVI ème siècle.