Qui aura un sort plus rude ? On est stupéfait, quand on lit son ouvrage, Le miroir des simples âmes anéanties, de savoir qu'il a suffi pour lui valoir le bûcher. C'est pourtant ce qui s'est passé. On connaît la date de sa mort : 1310, brûlée en place de Grève à Paris, le 1er juin. On suppose qu'elle est née vers 1250. On la qualifie tantôt de "béguine clergesse très savante", tantôt de "pseudo-mulier", terme qui désigne les béguines errantes. Un premier ouvrage d'elle est brûlé à Valenciennes. On lui interdit d'en écrire d'autres et de diffuser ses doctrines, sous peine d'être jugée hérétique et relapse.

Marguerite récidive en écrivant son Miroir. On l'arrête, elle refuse de prêter serment, elle est condamnée, et les actes de son procès serviront de base pour d'autres procès de bégards et béguines.

Le Miroir est une sorte de dialogue entre différents protagonistes : Amour, l'Ame, Raison, Foi, etc..., dont le principal est Amour (entendu au féminin : "Dame Amour". Amour est un mot du genre féminin, à l'époque, comme la plupart des mots d'étymologie latine qui se terminent en or). Dame Amour enseigne l'âme pour qu'elle arrive à sa perfection, qui n'est autre que son anéantissement dans l'amour.

Ce thème de l'anéantissement est courant aux mystiques de toutes origines, on le retrouvera chez Jean de la Croix au 17è siècle, dans le quiétisme de madame Guyon. C'est un thème particulièrement développé par la mystique musulmane, où il porte le nom de fana - d'où l'on a tiré, c'est fort dommage, le vilain mot de fanatisme. Ce ne sont pas les mystiques qui sont fanatiques, mais ceux qui les haïssent et les détruisent parce qu'ils s'opposent à leurs rituels contraignants, fondés sur la peur et la soumission. C'est pourquoi tous les cléricalismes les ont persécutés jusqu'au supplice. L'anéantissement mystique est une perte de soi dans quelque chose qui vous déborde, une dilution dans un être infini dont la saisie procure une joie souveraine. On n'y perd pas seulement l'illusion d'un moi qui s'accroche à sa prétention de sujet, mais toutes sortes de valeurs fausses. La perfection de l'âme suppose qu'elle supprime les notions de vertu, de péché, de bien et de mal, de culte. Le mystique musulman soufi Husayn Mansour Hallaj (857-922), distant de Marguerite Porète de seulement trois petits siècles, écrivait ceci : "J'ai renié le culte dû à Dieu, et ce reniement m'était un devoir, alors qu'il est pour le Musulman un péché", dans un superbe recueil qui se nomme Diwan. Hallaj a fini, non pas sur un bûcher, mais crucifié la tête en bas, pour s'être entêté, comme Marguerite, à écrire et à professer ce qu'il pensait et sentait.

Les " thèses " de Marguerite Porète sont certainement une des raisons qui lui ont valu le supplice, mais pas seulement.

De fait, elle attaque l'Eglise, lui reproche sa mesquinerie, son avarice, sa sclérose. Elle explique que l'affinement de l'amour libère de l'oppression des vertus, de l'Eglise, du pouvoir temporel et de ce prétendu libre arbitre, sous l'illusion duquel nous subissons nos servitudes communes. Elle affirme que cet amour affiné, dans la quiétude de l'âme, restaure ici-bas l'innocence d'Adam au Paradis terrestre. Thèse la plus interdite. Si on la laissait se diffuser, que deviendraient les Eglises ?

A cette Eglise, elle résiste. Elle s'entête. Elle aurait pu faire amende honorable, fuir, cacher ses écrits, prêter serment comme on le lui demandait, mais elle refuse, fidèle à "cette âme libre qui ne répond à nul si elle ne le veut". Il y a dans son supplice la même grandeur, la même insoumission, la même fidélité à soi-même que dans celui de Socrate. On peut les en admirer tous les deux.

C'est pourquoi je trouve attristants les propos de Simone de Beauvoir, qui dit à la fin du Deuxième sexe : "La ferveur mystique, comme l'amour et le narcissisme même, peuvent être intégrés à des vies actives et indépendantes. Mais en soi ces efforts de salut individuel ne sauraient aboutir qu'à des échecs ; ou la femme se met en rapport avec un irréel : son double, ou Dieu ; ou elle crée un irréel rapport avec un être réel ; elle n'a en tout cas pas de prise sur le monde ; elle ne s'évade pas de sa subjectivité ; sa liberté demeure mystifiée ; il n'est qu'une manière de l'accomplir authentiquement : c'est de la projeter par une action positive dans la société humaine".