On retrouve dans ces deux figures l'ancien substrat païen, celte ou occitan - mais aussi des traits provenant de cultures antérieures : les Amazones, les Bacchantes, Lilith. On peut appréhender la "rareté", la nouveauté de figure propre à ce "lumineux Moyen Age" - que nous avons trop tendance à voir sous les traits de misère et d'obscurantisme fanatique, sous lesquels nous l'a présenté l'école - tout en y reconnaissant des continuités étonnantes. Par exemple celle, mise en évidence par Régine Pernoud, de la rencontre entre la poésie courtoise occitane (dernier cours) et les légendes celtes-bretonnes, lorsqu'elle relate l'influence d'Aliénor d'Aquitaine - protectrice des Troubadours - à Tintagel en Cornouailles : fief par excellence du roi Arthur et de ses légendes. Le troubadour soupirant d'Aliénor, Bernard de Ventadour, s'y trouve exilé. Ainsi s'opère une osmose entre la "matière de Bretagne", les grands thèmes de la chevalerie et l'amour courtois. (C'est par de tels déplacements que les thèmes et les mythes se transportent, souvent par le biais des littératures orales et écrites, plutôt que par une prétendue "universalité" des thèmes mythiques.)
Morgane est une fée et une enchanteresse. Elle a étudié la nécromancie (évocation des morts pour en apprendre l'avenir) et l'astronomie auprès de l'enchanteur Merlin, qui en était follement amoureux. Elle possède le pouvoir de changer de forme. Les premiers romans français du cycle arthurien la décrivent comme toujours amoureuse, sensuelle, semant la discorde parmi les chevaliers de la Table ronde. Elle est la soeur du roi Arthur qu'elle a emporté, blessé, dans l'île d'Avalon (localisée en Irlande ou en Sicile ou... dans l'Etna), aidée par ses huit compagnes. Elle l'a guéri de ses blessures et lui a offert l'hospitalité jusqu'au jour où il retournerait en Bretagne pour réunir les Celtes et restaurer son empire.
Les textes arthuriens plus tardifs la présentent comme hostile à Arthur et aux chevaliers (chrétiens). Elle retient captifs à Avalon plusieurs des chevaliers dont elle s'éprend. Elle crée le Val sans retour (superbe site - magique - à visiter en Bretagne !) pour y enfermer ses amants infidèles. Bref, c'est une dangereuse séductrice, une peste, du moins pour l'ordre guerrier des chevaliers - un peu moins pour les poètes, qui se rendent à sa séduction. Adam de la Halle, trouvère originaire d'Arras - qui crée au 13è siècle l'un des premiers théâtres français entièrement dépouvus d'éléments religieux - , la met en scène dans le Jeu de la feuillée, avec ses enchantements plaisants ou cruels. Bien plus tard, les romantiques préraphaélites (vers 1840) feront d'elle la fée de la mer, complémentairement opposée à Viviane. Ils situeront sa résidence, Avalon, l'île des bienheureux, au sein de l'Océan.
Mélusine (du serpent et de Lilith) est aussi "brune" et occitane que Morgane est blonde et bretonne. C'est pourtant encore un picard, Jean d'Arras, qui relate son histoire en 1392, en pleine guerre de Cent ans. La légende de Mélusine commence en Irlande ou en Ecosse, avec sa mère Pressine. C'est déjà une histoire d'interdit violé. Pressine avait interdit au roi Elinas, son époux, de la voir pendant ses couches. Le roi passe outre à son serment. Pressine le maudit, se réfugie en Avalon et commence sa vengeance. Elle intime à Mélusine : "tous les samedis, tu seras serpente du nombril au bas du corps". Elle pourra épouser un homme à condition qu'il ne la voie pas le samedi, et vivra alors comme toutes les femmes.
Mélusine n'est pas seulement serpent, mais serpente. "La serpent". (Je signale que dans la langue arabe, et dans plusieurs autres, le mot serpent est du genre féminin ; ça me paraît d'ailleurs évident. En arabe littéraire, al af'a, en dialectal du Proche Orient, al h'ayyé. En allemand : die Schlange). Le serpent, c'est aussi le cycle du temps, et du sang. Dans les figurations de la haute préhistoire, il est associé aux symboles féminins. Les règles des femmes ont lieu tous les 28 jours, selon un cycle lunaire qui est un multiple de la semaine.