Starhawk (née Miriam Samos en 1951) est un écrivain des États-Unis, une activiste et une sorcière. Elle est connue comme théoricienne du paganisme ; elle est une des voix les plus écoutées de l'écoféminisme. Starhawk vit à San Francisco, où elle travaille sur la tradition Reclaiming de la sorcellerie, tradition qu'elle a contribué à fonder à travers des cours, des ateliers, des camps et des rituels publics en spiritualité basé sur la terre, avec pour objectif d'"unifier spiritualité et politique".
Elle est connue dans le monde entier pour ses formations à la non-violence et à l'action directe, et comme activiste dans le mouvement pacifiste, le mouvement féministe, le mouvement écologiste, et le mouvement altermondialiste. Elle voyage et enseigne un peu partout en Amérique du Nord, en Europe et au Moyen-Orient, donnant des conférences et animant des ateliers.
Elle collabore actuellement aux projets de United for Peace and Justice, au collectif de formateurs RANT, au Earth Activist Training, et d'autres groupes.
Plus le travail industriel vise la consommation, plus il devient service et communication, plus il imite mécaniquement des savoirs-faire féminins. Le capital devient avec l'aide de l'Etat le seul prédateur légitime. L'homme est pris dans un devenir-femme. Les femmes sur-travaillent à rendre ce devenir vivant. Elles produisent une individualisation toujours plus fine, une multitude de propriétés immatérielles sophistiquées.
Le devenir-femme du travail
Tout en me sentant fortement incompétente, je voudrais approfondir une idée lancée sous forme de boutade - il y a un devenir-femme du travail - et reprise depuis sous des plumes ou dans des bouches plus honorables . L'idée m'est venue dans les oasis algériens en voyant des châles fabriqués industriellement, par des hommes-ouvriers pour des hommes-patrons qui les vendaient à des hommes-chefs de famille pour les faire porter par leurs femmes. Avant l'industrialisation les femmes se tissaient ces châles elles-mêmes pour leur propre usage. Le châle ancien, au tissage beaucoup plus beau que celui du châle industriel, est maintenant vendu aux touristes. L'ouvrier qui tisse le nouveau châle à la machine ne pourrait acquérir l'ancien châle qu'au bout de la fabrication d'une très grande quantité de nouveaux châles ; et de toute façon, le nouveau châle, même si sa femme et lui le trouvent moins beaux que l'ancien, a le même usage. On ne trouve d'ailleurs plus sur le marché les laines qui permettaient de tisser l'ancien châle, et le métier à tisser a disparu de la maison. La communauté locale a été progressivement expropriée de ses anciens châles qui sont partis garnir les épaules des étrangères, car les grandes bourgeoises locales ne porteraient pas de tels châles populaires. Bientôt on ne trouvera plus une seule femme qui serait capable de tisser l'ancien châle ; ce sera le moment pour la société industrielle de mieux comprendre la facture ancienne pour pouvoir mettre en vente des faux anciens châles qui ressembleront davantage à l'authentique ancien châle, qui sera exposé dans un musée. Les nouveaux anciens châles pourront être mis en vente plus cher que les premiers châles industriels au bénéfice des touristes désargentés ; ils n'en seront pourtant pas plus accessibles à l'ouvrier et à sa femme que les premiers châles.
J'imagine l'homme local, appendu au complexe usine-machine, ruminant son assujettissement par le travail, son devenir tisserand de mauvaise qualité, son devenir moins que femme. Je l'imagine même cherchant à se venger sur celle qui lui reste sous la main, et la pressant de lui apporter réconfort par un service domestique plus brut. J'imagine aussi la femme, privée d'une des dimensions de sa propre production, ruminant son devenir femme-femme, sa honte d'être rivée à un travail domestique rétréci ; j'imagine sa recherche d'un élargissement à de nouveaux horizons. Certes la femme peut intégrer l'usine et travailler comme un homme - encore qu'elle soit moins payée que lui. Mais elle participe alors à l'industrie qui continue de grignoter l'espace qu'elle a constitué, de l'envahir d'une offre toujours plus différenciée qui se modèle peu à peu sur tous les segments d'activité qu'elle a inventés. L'État cherche depuis peu à évaluer la valeur ajoutée des activités bénévoles, après s'être saisi des soins aux malades et de la garde d'enfants.
La valeur infinie du travail vivant
« Moulinex libère la femme » et convainc d'autant mieux les hommes de l'absence de valeur de son travail, puisque c'est avec sa paie qu'il lui achète les instruments de sa libération. D'ailleurs cette paie n'y suffit plus et elle doit s'engager elle-même dans l'exploitation qui permet de peupler son intérieur des instruments de sa libération. Cet intérieur est celui de qui exactement ? Pourrait-elle y rester si elle prenait son indépendance ?
Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je constatai que la manière dont les sociologues et les économistes décrivent les nouvelles formes d'organisation du travail, Pierre Veltz à propos de l'industrie automobile par exemple, fait directement penser aux postures aux postures qu'on prend, aux agencements de gestes qu'on forme, quand on prépare un bon plat, quand on prépare un bon plat. On a certes sa recette, comme le nouveau travailleur autonome a un mode d'emploi, on a tous ses produits et ses ustensiles autour de soi, et on choisit selon la manière dont les choses se présentent, dont on anticipe le résultat, dont on porte le goût dans la bouche comme le travailleur porte l'usage au bout des doigts. On combine, on compose, on choisit, en temps réel.
Christian Marazzi souligne : « Dans la sphère du travail domestique on est confronté avec un type de travail particulier qui devient central à l'intérieur du régime post-fordiste. Il s'agit du travail vivant ... qui trouve en lui-même son propre accomplissement ...Les technologies n'ont pas en fait réduit la part de travail vivant accompli par les femmes... Les valeurs, les standards esthético-culturels (par exemple la recherche de toujours plus de propreté, plus d'ordre ...) ont amené la femme à multiplier le travail domestique dans de nouvelles directions...En lavant et en repassant des chemises une fois tous les deux jours, au lieu d'une fois tous les dix jours, la femme réinterprète par son travail les besoins relationnels de son mari et de ses enfants en dehors de la famille, au travail et à l'école. Son travail reproduit la possibilité même de maintenir ces relations sociales extérieures.... Le travail vivant domestique reproduit donc dans la sphère privée un contexte relationnel public. Par cela même, il s'agit d'un travail vivant, toujours plus chargé de symboles, de signes, d'images et de représentations de ce contexte socio-culturel. Pour qu'il en soit ainsi l'activité domestique de la femme comporte une augmentation de ses qualités cognitives, parce qu'il est nécessaire d'interpréter constamment, et de traduire en travail vivant, les signes et les informations qui proviennent du contexte dans lequel la famille est insérée... La quantité de travail vivant ne diminue pas, elle augmente même, contredisant toutes les théories du développement technologique ... Parallèlement à la réduction du travail de type industriel, le travail communicatif et relationnel augmente...le travail "s'intellectualise", se " mentalise" » Le travail vivant, tout à la fois domestique et libre, ne se contente pas de reproduire, il induit, il explore, il trace un devenir-femme, inspiré du contexte socio-culturel, et limité dans ses marges de manœuvre ; il crée un profil, qui peut être rapporté aux grandes catégories socio-économiques mais qui ne s'y réduit pas. La reproduction dont on fait la tâche des femmes n'est pas une reproduction simple, ni une reproduction élargie, mais une activité éminemment variable en fonction de son propre désir et en fonction des accidents de la vie, qu'ils soient positifs, la carrière ascendante, ou négatifs, le chômage, l'accident, la guerre. Le contenu concret du travail des femmes dépend sans doute de la position sociale du mari qu'il s'agit de confirmer et d'améliorer, mais la posture de recherche et d'attention qu'il mobilise est commune à toutes les femmes. L'activité des femmes consiste d'abord à pouvoir se parler entre elles, à la sortie ou dans l'usine ou le bureau si elles travaillent au dehors, devant l'école, à l'épicerie, à la boulangerie, dans le centre commercial, ou par téléphone ou par internet. Toutes les occasions sont bonnes pour converser ; et les sociétés qui organisent les deux sexes dans des circuits parallèles ne sont pas en reste sur ce créneau. Les femmes se donnent ainsi leurs propres prises, leurs propres vues sur la société, explorent entre elles ce qui s'en dit, préparent leurs parades, leurs offensives ou leurs résistances. Les femmes travaillent à modifier le quotidien.
Les femmes surproduisent les partitions du genre
Parmi les transformations qui les préoccupent, les rapports sociaux de production, rapport au travail et rapport à la propriété de la terre, ont occupé une place centrale. L'identification du travailleur au « chef de famille », et l'hypothèse que celui-ci est sauf exception de sexe masculin, et que quand il ne l'est pas il s'agit d'une pauvre femme veuve ou abandonnée qui fait de son mieux pour compenser, sous-tend toutes les études sur l'évolution de la « force de travail ». Cette « force », est par hypothèse virile, même si les premières études sur la division du travail, faites à la manufacture d'épingles de Laigle en 1738 , montrent que grâce aux machines le même travail peut être fait par des femmes et des enfants rémunérés moins, parce qu'ils ont besoin de moins pour leur reproduction, hommage indirect à la capacité des femmes de surproduire, de produire et reproduire à la fois.
Cette surproduction féminine est aussi ce qu'ont pourchassé les chasseurs de sorcières à la fin du XVIème et au début du XVIIème siècle. L'État commençait à imposer sa marque absolutiste dans la plupart des grands pays européens, et a endigué lorsqu'il l'a pu les troubles sociaux causés par cette surproduction en instituant des procès et des supplices publics. L'ampleur des persécutions, notamment dans les régions disputées entre catholiques et protestants, à l'est de la France et surtout en Allemagne, (une personne sur 10 000 dont 80% de femmes en ont été victimes) est à la mesure des mutations du début du capitalisme . Le développement de la propriété privée des terres par exemple, c'est-à-dire la fin des droits d'usage qui caractérisaient l'économie du moyen âge, le développement des manufactures et la production proto-industrielle, ont conduit semble-t-il un certain nombre de villageois, mal pourvus pour la nouvelle économie, à assumer de nouvelles fonctions sociales, à partir des compétences acquises dans la sphère domestique, et à les faire rémunérer. Les femmes seules en particulier ont affirmé des compétences de guérisseuses, ou de diseuses de bonne aventure, et ont essayé de s'immiscer dans des interstices de la nouvelle société, d'y faire valoir leurs compétences communicatives et relationnelles, d'y faire valoir leur travail vivant, celui qui n'a besoin que de soi-même pour s'exprimer. En période économique faste, cette surproduction d'activité sociale était tout à fait acceptée, rémunérée par des dons en nature ou en argent, en période de récession elle devenait mal tolérée et la bonne aventure se faisait mauvais sort. Les sorcières, en témoignant de ce que l'activité humaine n'est pas réductible aux marchandises qu'elle produit et à la capacité de contrôle de l'État, montraient les limites des nouveaux codes régissant la propriété, comme droit réel à la jouissance exclusive de biens tangibles. Leur travail excédait les nouvelles représentations scientifiques et économiques de cette activité humaine de base ; leur intervention était donc diabolique, régressive, à bannir. L'interdit de la fonction de représentation avait d'ailleurs toujours été signifié aux femmes qui n'avaient pas de droits politiques dans l'antiquité et qui n'étaient pas autorisées à participer à la représentation des corporations d'où étaient issus les dirigeants des villes du moyen âge, quand bien même elles exerçaient des fonctions d'accueil et de formation, et parfois de production au sein de ces corporations .
L'émancipation moderne des femmes a consisté à rendre ce sur-travail de plus en plus abstrait, à le libérer des formes concrètes dans lequel il s'investissait en le différenciant en une multiplicité de modalités distinctes. Les stéréotypes ont été pris en charge par les industries du jouet, des cosmétiques, de l'électroménager et surtout par les médias. Chaque femme joue sa propre partition du genre, se distingue de ses voisines, de ses collègues, se fait sa place, par un travail mimétique éventuellement mais toujours original par la tension avec son point d'application : l'individue à la recherche de son « e ». Chacune a continué de développer son sur-travail de femme, mais n'en obtient guère la reconnaissance en le mettant au service du mari et/ou du patron, qui n'en reconnaissent que les traces ou n'en prélèvent que le produit matériel. Le sur-travail n'existe socialement que dans la reconnaissance par l'autre, et dans la reconnaissance sociale qu'il permet à l'autre. Le sur-travail féminin, comme tout travail mental, intellectuel, immatériel est indéfinissable : c'est la « touche », non reproductible. Rendu sensible dans le mouvement des femmes, par le rassemblement sans autre condition qu'être femme, il s'exprime dans cette manière d'être irréductible à quelque mot d'ordre que ce soit, alors que le capitalisme capture le travail immatériel et en fait le fournisseur des mots d'ordre, l'encodeur des manières de faire et de faire faire.
Conjugalité, mixité et proximité
Pris dans le couple, pris dans le travail salarié, commandé, ce sur-travail est assujetti, récupéré, et également limité dans son expression. La femme est maintenue entre des bornes relativement strictes, apprises aujourd'hui par sa nouvelle socialisation dans des institutions mixtes. Tout l'art consiste à choisir sa position, dans l'infinité des possibles. Ce grand art exige un travail beaucoup plus complexe, sur des différences autrement plus infimes, que le soin conjugal et nourricier maintenant qu'il a tout l'éventail à se confronter. Le contexte social apporte beaucoup d'informations, mais celles-ci ont besoin d'être triées dans les interactions pour que leur pertinence soit révélée. Erving Goffman expose les interactions mixtes qui reconduisent la division sociale en deux genres dont le développement actuel des techniques ne justifie plus l'inégalité. Cet arrangement reconduit, malgré les écarts, le modèle dit par Goffmann « traditionnel, typique des classes respectables » (p. 66) mais autrefois asymétrique : l'homme obtenait « des droits d'accès exclusifs » et la femme une position sociale. La modernité voudrait que la femme obtienne elle aussi « des droits d'accès exclusifs ». Soit la définition très exacte de la propriété privée, pour le théoricien libéral-démocrate Mac Pherson. Dans cet échange, qui définit les droits d'accès, l'utilité ? Celui ou celle qui s'en sert, celui ou celle qui offre la chose ? Sacher Masoch a fait de ce dilemme un très joli conte dans lequel Catherine de Russie oblige Diderot à se déguiser en singe savant.
La tension conjugale est également sous-jacente à l'analyse de la domination sexuelle comme répression du désir homosexuel par Judith Butler.
De l'échange entre propriétaire de chaque genre quel est le lieu principal ? Le domicile conjugal, superposition des murs par lesquels les deux protagonistes essaient chacun de retenir l'autre. Le capital a su faire de l'inégale égalité entre hommes et femmes, de la bi-activité rémunérée, le postulat d'une nouvelle politique du logement. L'argent consacré à celui-ci est égal aujourd'hui à 20% du revenu d'un ménage, généralement composé de deux actifs, quand il était en 1960 de 10% du revenu d'un ménage où il n'y avait souvent qu'un seul actif ! La mise au travail des femmes n'a pas été perdue de vue par les propriétaires fonciers, ni par les réformateurs libéraux qui ont fait de l'accession à la propriété, et de l'obligation d'épargner pour le logement, d'assurer ses vieux jours, de veuve notamment, un de leurs chevaux de bataille : créer des petits espaces privés, dont l'excès ne s'échappe qu'en récriminant. Qu'elles soient accompagnées d'enfants et « bénéficient » du logement social, ou non, les femmes seules sont écartées du centre des villes et des résidences nouvelles par la politique qui cadenasse financièrement le « nid d'amour ». Pourtant elles sont de plus en plus nombreuses à se lancer dans l'expérience, et à témoigner alors de nouvelles valeurs.
Des espaces où tisser le sur-travail
Notre désir serait donc de multiplier les espaces, les conditions, invitant à sortir des arrangements de sexes, des jeux du genre, des impératifs de la réciprocité, pour respirer, sortir de la conjugalité et de ses pièges en abîme. Nos récents ministres font étalage de leurs femmes. Leurs prédécesseurs ont institué la parité. Le genre nous répartirait en deux classes, biologiques à défaut d'être sociales. Ce vis-à-vis serait rendu libre et gratuit, donc potentiellement égal, par les progrès médicaux et sociaux ( avortement, contraception, crèches, garderies...). C'est méconnaître ce dont l'espace de la vie quotidienne, le domicile, a toujours été l'enjeu, l'est plus encore aujourd'hui : le sur-travail s'étend, se renforce comme condition de la créativité sociale. Le sur-travail est immatériel, mais il s'abreuve aux conditions de la vie matérielle, à la centralité au cœur des métropoles, à un espace domestique non-absorbé par les seules fonctions de reproduction. Des cafés, des cybercafés, des friches réaménagées, des bibliothèques, des discothèques se créent dans les villes. Mais ces espaces ne se multiplient pas globalement, ils se restreignent au contraire, comme l'espace de sur-travail local sous les coups de boutoirs de la propriété foncière au pouvoir. Femmes, jeunes et vieux ont un intérêt commun à la lutte contre cette réaction qui se masque sous les traits romantiques de l'amour conjugal et n'en est que plus insidieuse. La chambre à soi quand elle est octroyée à condition de faire la cuisine, de nettoyer, ou même simplement de paraître dans la pièce d'à côté, quand elle reste sous contrôle, ne suffit pas à la liberté : le surtravail féminin reste capté, dirigé, contenu, sans danger tant qu'il ne dispose pas des moyens financiers et matériels de s'exercer librement .
Le couple travailleur, que nos gouvernements nous mitonnent depuis plus de vingt ans sur le modèle américain, asservi par son désir de reproduction et les traites à payer de son logement et de tous ses équipements, ne trouve plus dans les « villes globales » à satisfaire par son seul salaire les envies de Monsieur Vautour, le propriétaire qui veut qu'on gagne quatre fois son loyer, ou qu'on ait des cautions qui en gagnent six fois plus. Les plans d'épargne salariale sont mobilisables vers le capital rentier. Solidaires femmes et hommes, ou hommes et hommes, ou femmes et femmes peu importe, tout le monde est convoqué pour constituer à deux, voire plus, le nouvel espace de vie imaginaire, le logement dans lequel vont se préparer de nouvelles aventures. Seuls quelques héritiers sont dédouanés, traîtres à la nouvelle classe exploitée. Une ligne de démarcation d'un genre qui demeure. Emerge la multitude des sans, sans capital, sans héritage, voire sans logement, la multitude des inventeurs de la vie quotidienne, quelles que soient les configurations de sexes, les capacités de reproduction, les agencements dans lesquels leurs désirs se combinent. Multitude qui travaille à échapper aux grilles du capital tout en s'y lovant, en les explorant et en les repoussant. La domination est celle d'une machine abstraite qui prend la figure de l'autre proche au moment où je l'écarte et où elle m'approche. La machine agrippe l'homme à la femme comme les pièces d'un puzzle, et les indexe des mêmes signes extérieurs de richesse. Dans la centrifugeuse qui accélère les inconjugables ont intérêt à se regrouper. Les séparations se font ségrégation, refoulement de l'énergie, dévaluation par la ville.
Des multitudes déréglées
Les théories sociologiques font du sujet de la distinction, de la promotion, du progrès, et de l'accident, un humain, travailleur, époux et père, modèle et moyen tout à la fois, chef de ménage, un humain complet, normal. Son obéissance aux règles statistiques a pourtant cessé, si elle a jamais existé. Ce qu'Erving Goffmann nous présente comme la famille moderne, où vivent deux enfants, une fille et un garçon, le garçon plus âgé évidemment, incarnant à eux deux le marquage par le genre dans le bon sens, et se socialisant ainsi tranquillement aux règles de leurs genres respectifs, dans l'aller et retour entre espace public différent et espace privé commun, n'a jamais été qu'archi-minoritaire, mis en avant pour constituer un idéal-type, celui de la reproduction. Les enfants de cette famille modèle ont notamment toujours été minoritaires dans l'espace scolaire public, miné d'un côté par les enfants uniques et envahi de l'autre par les enfants de familles nombreuses, sans compter les enfants de familles de deux garçons ou de deux filles. Les écoles privées qui véhiculent cette image sur leur prospectus ne font pas mieux que les écoles publiques dans la réalité. Cette désobéissance est sans doute un désastre sociologique ; c'est surtout la condition joyeuse d'un éclatement des genres et des expérimentations. Si le foyer est encore le royaume des miroirs, il devient de plus en plus le salon des écrans, reliés au lointain et au proche par des machines en nombre croissant et aux propriétés proliférantes